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LETTRES DE SAINTE-BEUVE

Ils ne devaient pas être excellents, les premiers vers de Sainte-Beuve, si l’on en juge par ceux qui ont été conservés ! Victor Hugo, après les avoir lus, n’en adressa pas moins à l’auteur le billet suivant :

« Venez vite, monsieur, que je vous remercie des beaux vers dont vous me faites le confident. Je veux vous dire aussi que je vous avais deviné, moins peut-être à vos articles qu’à votre conversation et à votre regard, pour un poète. Souffrez donc que je sois un peu fier de ma pénétration et que je me félicite d’avoir pressenti un talent d’un ordre aussi élevé. Venez de grâce, j’ai mille choses à vous dire. »

Un poète ! Victor Hugo déclarait à Sainte-Beuve qu’il était un poète ! Un de ces jeunes triomphateurs qu’il avait le plus jalousement admirés avait tout d’abord deviné qu’il était un poète ! Rien au monde ne le pouvait rendre plus fier et plus heureux. Son souhait le plus ardent était exaucé, son plus beau rêve était accompli. Il courut chez Victor Hugo, il lui appartenait de ce jour tout entier.

Alors se noua entre eux l’intimité la plus étroite et bientôt la plus tendre. Victor Hugo alla prendre un appartement au no 11 de la rue Notre-Dame-des-Champs : Sainte-Beuve se hâta d’en louer un au no 19. Sainte-Beuve n’avait pas d’amis : Victor Hugo lui donna les siens. Sainte-Beuve fut désormais de ce qu’on appelait le « Cénacle » ; on le mena contempler les soleils couchants et boire le vin bleu de la mère Saguet. L’école romantique n’avait pas de champion plus ardent ; les idées et les opinions de Victor Hugo étaient ses opinions et ses idées, et lui qui de sa vie ne s’était attardé à considérer le portail d’une église, il s’était fait initier à tous les secrets du plein cintre et de l’ogive. Mais, pour les deux amis, c’était encore la poésie qui était le plus cher sujet de leurs entretiens. Il y a bien peu des notes de « Joseph Delorme » qui ne soient des échos de la causerie de Victor Hugo. Sainte-Beuve, d’autre part, faisait communier avec lui Victor Hugo dans le culte de Ronsard et de la Pléiade. Ils se lisaient, au fur et à mesure, s’échauffant, s’inspirant ensemble, les poèmes qu’ils écrivaient alors : — Sainte-Beuve, Joseph Delorme, et Victor Hugo, les Orientales.

Au mois d’août 1828, cette précieuse communauté fut interrompue par une invitation que reçut Sainte-Beuve de faire un voyage en Angleterre. Les deux amis se séparèrent avec peine, en se promettant de s’écrire. Voici les deux lettres de Sainte-Beuve :

Londres, ce 12 août 1828.
Mon cher Victor,

Je pense toujours beaucoup à vous, et j’ai besoin de vous le dire. J’ai vu d’assez belles choses depuis ma dernière lettre ;