Page:Revue de Paris - 1908 - tome 2.djvu/260

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

le cercle et l’Hôtel du Commerce prenaient sous l’éclairage, derrière les stores baissés, quelque chose de discret, d’intime, d’attirant. Dans la rue, les boutiques, si ternes le jour, avec leurs vitres salies de poussière et de mouches, livraient sous la lumière du gaz tout leur mystère et ressemblaient à de petites chapelles d’Orient pleines de lueurs et d’icônes et d’objets singuliers. Chez le liquoriste, les flacons remplis d’or et de pierreries en fusion jetaient mille feux, et les bocaux du pharmacien, rouges ou violets, avaient un air de dignité cardinalice ou épiscopale. Tout au bout de la rue, la forge apparaissait fantastique, prenait dans l’ombre les proportions étranges, immenses, de quelque gouffre d’enfer.

Sur la maisonnette, au bord de l’eau, les années avaient passé. Jean Kérouall, qui ne s’était jamais fait aux habitudes locales, et ne fréquentait ni le café ni le cercle, où l’on jouait au billard en se contant les nouvelles, avait acheté un petit bateau de pêche. Ce lui fut une grande joie. Il n’aimait que le ciel et l’eau, et, ses filets tendus, il se couchait au fond de sa barque et regardait courir les nuages.

Les trois fillettes avaient grandi. Louise, l’aînée, marchait sur ses dix-neuf ans. C’était une singulière petite fille. Douce et souriante, elle parlait si peu que l’on doutait parfois qu’elle fût du pays et en comprît la langue. Lorsque, devant les portes ou aux sorties d’églises, les babillages commençaient, que tous les petits gosiers lançaient à la fois leurs notes aiguës, concert strident où toutes les voix étaient fraîches, si l’on disait : « Et toi, Louise ? » elle répondait : « Moi, j’écoute… ».

Mais sa figure surprenait encore bien plus que ses façons. Quand, fine, svelte et lumineuse, Louise Kérouall traversait Port-Saint-Pierre, il semblait que le cadre ne fût pas en harmonie avec elle, qu’elle aurait dû se mouvoir parmi des choses nobles, sur des fonds d’élégance et de beauté. Et, bien à son insu, elle humiliait en passant la pauvre rue de village malpropre et mal bâtie.

La bonne madame Kérouall s’étonnait elle-même de cette fille qui lui était venue, de cette reine de l’Armorique, nimbée d’or et qui lui ressemblait si peu. Et les garçons s’effarouchaient d’elle, la trouvaient étrange, trop différente des autres, et ne lui disaient rien.