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si vous voulez, j’ai fait la part du feu. Elle est grande, je vous l’accorde, mais du moins Louise est heureuse, elle est adorée par un homme intelligent et de cœur, et son sort est assuré. Cela vous indigne, mais enfin que rêviez-vous pour elle ?

— D’abord, — reprit Toussard, — elle pouvait se tenir tranquille : elle n’a pas vingt ans. Eh ! bon Dieu, mes deux nièces, qui sont plus âgées qu’elle, vivent parfaitement contentes auprès de leur mère. Elles se marieront, un jour ou l’autre ; en attendant, elles font de la broderie et peignent des abat-jour.

— Tout cela est fort bien, mon cher ami, — dit Félicité. — Mais ma pauvre Louise, où vouliez-vous qu’elle trouve à se marier convenablement ? Ses parents sont des ouvriers, ses sœurs seront sans doute des paysannes ; elle n’avait pas un sou. Sa beauté, qui a séduit un homme riche, est plutôt pour épouvanter des gens modestes : dans son village, aucun garçon ne l’abordait. Elle est intelligente, mais elle n’a ni l’activité ni le courage qui m’ont permis de lutter dans la vie ; jamais elle n’aurait su, dans un humble ménage, au milieu des misères quotidiennes, se tirer d’affaire joyeusement, comme le font tant de petites filles du peuple. Cette Louise, voyez-vous, mon ami, est un objet rare et d’exception : on ne peut la juger d’après les règles communes. C’est une rêveuse et une charmeuse, et, quoiqu’on en ait, sa grâce et sa gentillesse sont irrésistibles.

Félicité vit bien que Toussard se laissait toucher par ce portrait, d’ailleurs fidèle, de la jeune fille, mais son retour était tout à fait gâté et il ne cachait pas la tristesse qu’il en éprouvait. En montant l’escalier, il dit :

— Je vous attends à dîner tout à l’heure, mais venez seule : j’aime mieux ne pas la voir en ce moment.

Louise s’affligea beaucoup quand elle sut la colère de son bon ami Toussard, et elle ne songea plus qu’à tâcher de se faire pardonner. Affectueuse et reconnaissante, elle goûtait même sa franchise un peu rude qui parfois piquait comme un air salin. Elle le trouvait pittoresque, imprévu, amusant à l’égal de ces vieilles rues et de ces boutiques où il l’emmenait souvent, où ne régnait pas la correction froide des beaux quartiers et où l’on découvrait des choses inattendues et que per-