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— Ce qu’il faut à cette enfant, — continua le docteur Lenoël, — c’est changer de milieu, et cela le plus vite possible. Notre mémoire est une enregistreuse dont nous ne soupçonnons pas l’exactitude et la perfection. Tel endroit, telle senteur, une simple fleur, font revivre en nous tout un monde d’émotions qui semblaient oubliées. Il faut fuir les lieux qui peuvent ressusciter nos douleurs, il faut couper les ponts derrière soi : on ne vit pas du passé…

» D’ailleurs, si j’ai bien saisi le sens des paroles de madame votre tante, il y a eu de votre part un premier effort pour rentrer dans votre état normal. Un instant, vous avez paru échapper aux désordres nerveux. Mais un état nouveau est survenu, amenant de la fièvre et une recrudescence de symptômes morbides. C’est contre ce dernier état qu’il faut lutter, car c’est de vous surtout que dépend votre guérison. La douleur peut se dériver à la façon d’un ruisseau. Si vous la laissez vous baigner tout entière, ce n’est pas seulement votre grand chagrin, ce sont les peines de toute votre vie qui vont renaître et reverdir.

Puis le docteur, s’adressant à Félicité, demanda :

— Vôtre nièce était-elle, avant cette épreuve, d’humeur gaie ou triste ?

— Triste serait trop dire, — répondit Félicité, — mais il est certain qu’on ne pouvait pas non plus la trouver gaie.

— Parfaitement, — reprit Lenoël, — et, si elle n’a pas le courage de réagir, la mélancolie comme un voile funèbre va s’étendre sur elle. Et cela ne saurait convenir à son âge, ni — ajouta-t-il gracieusement — à sa figure.

» Faites votre effort, mon enfant, je ferai le mien. Mais, comme depuis deux siècles, nous autres docteurs, nous ne portons plus de bonnets pointus, cela nous ôte jusqu’à l’apparence d’être des devins et des sorciers. Mes conseils, vous allez en juger vous-même, sont bien faciles à suivre.

» Je répète ce que je disais tout à l’heure, il faut changer de milieu… Les anciens, auxquels j’aime à recourir, avaient imaginé un symbole admirable. Ils supposaient qu’au sortir de ce monde, les dieux nous plongeaient dans une onde bienfaisante qui nous ravissait la mémoire. Tout ce qui avait souillé, blessé, meurtri les âmes était à jamais oublié ; rega-