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que les grands tournesols qui, à côté, levaient leurs disques d’or vers la lumière. Il lui prit la main affectueusement et lui dit :

— Mais pourquoi ne nous verrions-nous plus ?

— Pourquoi ? Mais parce que ça ne se pourra plus… Parce que…

Elle n’osa en dire davantage, et ajouta :

— Vous n’aurez guère le loisir de songer à la pauvre Louise Kérouall.

— Mangez vos truites, mademoiselle, et ne gâtez pas la joie de ce clair matin par les prévisions d’une courte et vaine sagesse. Les seuls rêves permis sont ceux qui peuplent l’avenir d’aimables fantômes. En qualité de votre médecin, je vous défends de mêler à ces jours qui ne sont pas encore les ombres créées par votre mélancolie. Et si vous êtes raisonnable, tout à l’heure, en prenant le café au lait, je vous raconterai l’histoire de votre homonyme Louise de Kérouall, favorite de Charles II.

Des étudiants étaient venus occuper les tables voisines et réclamaient bruyamment de la bière et des charcuteries. Ils étaient coiffés de la petite toque brodée, fixée à mi-front par une mentonnière ; presque tous portaient des balafres au visage, et plusieurs avaient les jambes nues. Louise les trouvait tapageurs et importuns ; d’ailleurs, bientôt ils furent cachés par le nuage épais que dégageaient leurs pipes.

Quand le café parut, dans de grands bols, Lenoël alluma un cigare, et, s’étant un peu renversé sur le banc, il dit :

— Louise de Kérouall, dont j’ai admiré le portrait par sir Peter Lely, était infiniment moins belle que vous. Les contemporains ont rapporté que ce fut surtout sa peau fine et satinée qui entretint les feux de son volage amant, et, quoique ses rivales, Nell Gwyn et la duchesse de Cleveland, l’éclipsassent par leurs charmes, elle ne fut jamais délaissée. Toute fillette, elle avait été attachée à l’aimable Henriette d’Angleterre, duchesse d’Orléans, et ce fut celle-ci qui la conduisit auprès de son frère le roi Charles II, pour qu’elle servît les intérêts et la politique du tout-puissant Louis XIV, auquel la princesse était unie par des liens plus tendres que ceux de la parenté : cette petite Bretonne à la peau désirable était un