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l’impression d’avoir été volée quelque part, de n’être pas à lui. D’ailleurs elle en subit le châtiment. En face d’un de ces portraits devant lesquels la foule se presse au Salon, je me dis toutes les fois : « Pourquoi n’est-ce pas un chef-d’œuvre ? » Et j’en découvre facilement la raison : la sincérité n’y est pas. Ce n’est pas lui qui a observé ces couleurs, ces lignes ; c’est sa mémoire infaillible qui les a enregistrées. Il y a une moralité dans les arts qui tout de même se fait jour ; mais le vulgaire y est pris… Quant à moi, la moindre blanchisseuse de notre bon Flandin me touche davantage que les princesses françaises et les duchesses anglaises de ce chiqueur… On ne peut contester cependant sa prodigieuse virtuosité ni l’agrément véritable de ses portraits. Il les fait payer de vingt à quarante mille francs, selon la dimension, et, s’il vous proposait, Louise, de faire le vôtre pour rien, je vous conseillerais de ne pas refuser…

Ces paroles n’étaient pas vieilles d’une semaine quand la jeune fille reçut la lettre suivante :

Mademoiselle, je viens vous adresser ma prière très humble. Je désirerais faire un petit schizzo de vous pour représenter Venise dans le plafond qui m’est commandé par le comte Lévi, Quand je vous ai vue, c’est comme si m’était apparue la triomphante figure du palais des Doges, et je voudrais vêtir vos épaules du manteau d’hermine de la Reine de l’Adriatico. En reconnaissance, je peindrai un portrait de vous, et vous l’offrirai.

J’espère une favorable réponse et suis

votre fervent ammirateur (sic),

tullio silveira

Cette demande ennuya Louise : les façons bizarres de cet étranger ne lui plaisaient guère, et puis elle n’aimait pas ce qui changeait son train de vie. L’idée d’aller poser lui était fastidieuse. Mais Félicité, à qui elle montra la lettre du peintre, lui dit qu’elle aurait tort de ne pas profiter d’une pareille occasion ; que c’était également l’avis de M. Toussard, qui avait eu comme un pressentiment de ce qui arrivait.

Louise voulut prendre l’avis de son ami.

Jacques Lenoël n’avait pas non plus d’enthousiasme pour le talent de Silveira, le jugeait factice.

— Mais ses réminiscences — dit-il — sont parfois si heureuses qu’on peut s’attendre tout de même à une jolie chose.