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LA REVUE DE PARIS

naient plus la voix de Slatka et la voix de la cloche. Jella n’ensanglantait plus ses mains sur les rochers pour libérer les papillons des toiles d’araignées et les voir voler au-dessus du gouffre. Elle ne touchait plus aux papillons, mais elle écrasait les araignées avec une pierre. Ses yeux brillaient, et elle ignorait pourquoi elle regardait alors vers le village…

Lorsque sa pensée faisait un retour sur elle-même, elle sentait vaguement qu’elle avait été toute différente, autrefois, mais elle ne se rappelait plus comment. Était-ce bien elle qui chantait en dégringolant la pente avec ses chèvres ? Elle oubliait que son rire de jadis égayait les forêts et les hommes…

La clairière était déjà blanchie de fraisiers en fleurs, comme si on l’avait aspergée de chaux. Le merle de roche martelait déjà l’écorce des arbres. Jella était couchée dans l’herbe. Elle appuyait son menton à ses deux paumes et elle frottait lentement en l’air ses pieds nus. Une bête à bon Dieu grimpait sur un brin d’herbe. Elle souffla dessus. L’insecte retomba dans la mousse, puis recommença de grimper.

Un homme traversa la clairière. Il s’arrêta dans l’ombre d’un tas de bois coupé et s’essuya le front avec sa chemise. C’était Dusan, le morne et haut Dusan dont les gens disaient qu’il s’était enfui des montagnes de Lika, devant les gendarmes, parce qu’il avait tué un riche curé. Mais aucune preuve de ce crime… Cet homme grand et solitaire, qui vivait dans les forêts et se fourvoyait rarement parmi les maisons, buvait peu, parlait peu. C’est pourquoi on l’avait surnommé Dusan l’ours. Et lorsque quelqu’un, par hasard, venait à parler des jours passés, son front se creusait en profonds sillons au-dessus de ses petits yeux ternes. Il fixait si sombrement les curieux qu’ils perdaient la respiration et ne l’interrogeaient plus jamais. Jella, comme les autres villageois, regardait cet homme qui n’avait besoin de personne, avec une certaine déférence.

À présent aussi, il était seul. Lorsqu’il aperçut la fille, il lui cria :

— J’ai parlé à ton père. Il travaille dans la forêt, à une journée de marche.

Il continua lourdement son chemin, et en avançant, on aurait dit qu’à chaque pas, ses semelles se collaient à la terre.