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LA REVUE DE PARIS

Et Jella aussi était gaie, comme si elle allait au-devant d’une grande joie.

Pierre et André Rez étaient toujours sur le talus. Jella ne se retourna pas ; cependant elle savait que les deux hommes la regardaient, et elle sentit une chaleur monter à son cou.

Le village le plus proche s’étendait sous la maison de garde, de l’autre côté de la forêt, sur une prairie. Des oies jetaient une note blanche entre les lignes de palissades allongées sur la prairie. Du foin séchait sur un cadre ; tout près un râteau était fiché en terre. Un jeune paysan et une petite fille au visage semé de taches de rousseur s’embrassaient derrière le foin. Le sang juvénile monta au visage de Jella. Elle s’arrêta devant l’église ; elle y entra pour un instant, mais ne pria pas ; elle promit seulement un cierge à la Sainte-Vierge. Puis elle alla plus loin. Le soleil brillait dans son âme, et comme si sa gaieté était une fenêtre, elle regardait à travers elle le ciel, les montagnes et aussi les ornières sous ses pieds.

Dans la petite boutique sentant le pétrole et l’eau-de-vie, un homme en grand manteau de laine blanche achetait une pierre à faux. Jella demanda du tabac. Le vendeur fouillait tranquillement parmi les marchandises. De la chicorée, des fers à faux, des chandelles, des chapelets gisaient pêle-mêle sur l’étagère. Dans un coin, l’homme au manteau renversa les bêches ; devant la fenêtre remplie de toiles d’araignée, il heurta de la tête les cloches à bétail ; près d’elles, sur la tringle, les guirlandes de figues et les morceaux de lard entrèrent aussi en danse. Les mouches effrayées s’élevèrent du sucre répandu autour de la balance. Le paysan voulait essayer toutes les pierres à faux. Jella flaira l’un après l’autre tous les paquets de tabac. Elle l’avait vu faire à Pierre. Elle pensa longtemps. Enfin elle choisit aussi la belle faucille aux reflets bleus. La nuit tombait déjà quand elle sortit du couloir. Chemin faisant, son regard s’égara un instant dans l’auberge. Une nappe courte pendait au bout de la table poisseuse, à pieds de chèvre. Il y avait au milieu une salière de verre bleuâtre. Sous l’image de Saint-Antoine de Padoue, parcourue par les mouches, un homme était accoudé. Jella ne pouvait voir que ses épaules. La servante au visage brun, se tenait devant lui, les mains sur les hanches. Elle attendait qu’il commandât.