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LA REVUE DE PARIS

Le son de cette voix fit retomber le bras de Jella. Elle aussi entendait dans sa poitrine un gémissement tout à fait semblable.

— Il t’a aussi abandonné ! Toi aussi !

Et soudain, la femme solitaire et l’animal sans maître se sentirent pareils dans l’abandon…

— Sajo ! mon chien Sajo ! — bégaya-t-elle, comme elle l’avait entendu faire à André. Et lorsque le chien se frotta contre ses genoux, elle oublia qu’il était de la puszta, elle oublia tout, elle savait seulement qu’il avait appartenu à André et comme si elle cherchait sur la tête touffue de l’animal les traces de la main du jeune homme, elle y appuya son visage. Alors, elle éprouva toute la douleur du coup qui n’avait fait que la lanciner sourdement.

Sajo devint le chien de Jella. On pouvait parler avec Sajo. André aussi lui parlait, et la femme lui raconta bien des choses. Elle ne disait rien à Pierre. C’est à peine si elle le voyait. L’homme avait fort à faire. Le remplaçant d’André était inexpérimenté. La responsabilité pesait sur les épaules de Pierre, et il en était fatigué. Le soir, dans la cuisine, il se tenait sur le banc, aussi immobile qu’une machine au repos.

Jella se réjouissait qu’il ne demandât jamais rien. Elle aurait pleuré, si elle avait dû parler. Elle respirait lorsqu’elle restait seule.

Au dehors, des pas résonnaient autour de la maison. De petits coups de marteau sonores se rapprochaient sur les rails. Elle ne relevait pas la tête. Tout lui était indifférent. Lorsque Pierre entrait dans la chambre, elle était couchée sur le lit, les yeux fermés, comme si elle dormait.

À l’aurore, elle se glissait sur la pointe des pieds hors de l’étable. Elle appelait Sajo et conduisait ses chèvres. Elle se hâtait comme si elle devait aller à la rencontre de quelqu’un. Sa souffrance était si grande ! Elle aurait voulu la rejeter comme la pioche, après le travail, quand on est déjà très fatigué.

Elle restait assise, ramassée sur elle-même, et gémissait doucement dans le silence de la forêt. Elle descendait à toute vitesse la pente crevassée et criait son tourment dans le vent. Il lui semblait impossible qu’on pût souffrir ainsi, lorsqu’on