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AU PAYS DES PIERRES

Jella connaissait bien ce regard ; les hommes l’avaient souvent fixée ainsi. Autrefois, elle s’en moquait, mais à présent, elle devint furieuse. Il lui sembla que le coup d’œil de cet employé, au col liseré d’or, avait sali sur elle quelque chose qui appartenait à André. Elle passa ses mains sur son sein.

« C’est le bien d’André. Tout appartient à André. Je suis à lui ! » Pour la première fois cette pensée lui était douce ; son corps se souvint brusquement et les souvenirs brûlaient son sang. Elle rassembla son courage. Jusqu’alors elle s’était imaginée qu’elle était venue ici pour demander au chef de gare de rappeler André ; mais, quand elle vit près du guichet un paysan qui prenait un billet, une autre idée lui vint :

— Je voudrais aller à la puszta, — dit-elle rapidement en rougissant, tant son désir était ardent. — Où faut-il descendre du train là-bas ?

L’homme au liseré d’or haussa les épaules.

— Ma foi, je n’en sais rien ; de ce côté le train s’arrête souvent.

Jella regarda dans l’air sans savoir que faire. Soudain, la puszta lui parut immense. Hélas ! elle ne savait même pas le nom du village d’André. Et sa pensée s’égara tandis qu’elle cherchait le jeune homme dans le monde qu’elle n’avait jamais vu.

Elle sortit, abattue. Une échelle était appuyée contre le mur de la maison ; lorsqu’elle passa dessous, elle se rappela que ça portait malheur. Puis, parce qu’elle avait aperçu un banc dans la salle d’attente enfumée, elle y entra pour se reposer. Une femme et un enfant étaient blottis l’un contre l’autre sur le banc et mangeaient du lard. Jella jeta un regard circulaire. Dans un angle, des mouches bourdonnaient au-dessus du poêle en fonte rouillée. Sur la balance, entre deux lampes extérieures, il y avait un bidon de pétrole gluant couvert d’étiquettes rouges et blanches. Une feuille à moitié arrachée de l’indicateur s’agitait avec un bruit de papier froissé, sur le tableau gris accroché au mur. L’enfant glissa à bas du banc. Il acheva de déchirer la feuille et en fit un petit bateau sur le sol. Jella s’assit près de la femme :

— Tu pars aussi ? — demanda-t-elle, après un long silence.

L’autre la regarda d’un air mécontent, et secoua la tête.