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LA REVUE DE PARIS

Soudain Pierre fit une figure solennelle :

— Comprends donc ! André Rez amène avec lui une femme de chez lui.

— Il amène une femme !…

Jella n’entendit ces paroles qu’au fond de sa gorge ; elle ne put les proférer, et pourtant, elle aurait voulu crier, courir, faire quelque chose afin d’empêcher un grand malheur. Mais comme si ses os s’étaient rompus dans son corps, une faiblesse croissante la gagnait. Dans sa tête et dans son cœur tout s’écroulait aussi. Elle n’était pas capable de diriger ses mouvements. Elle s’en alla, chancelante, vers la maison.

Des heures ou des minutes avaient passé ? Elle ne savait pas… Les taches lumineuses et déchiquetées d’un train coururent derrière la fenêtre. La lampe à pétrole grinça au plafond. La fumée du charbon, comme un colimaçon gris, rampa toute basse devant la porte ouverte.

Pierre et le garde ambulant entrèrent dans la cuisine en tâtonnant, transis de froid.

Jella avait oublié de s’éclairer. Elle était assise, toute raide, près de l’âtre froid. Ses membres étaient engourdis. Elle respirait avec peine. Quand Pierre eut allumé une lampe, son épaule frissonna un peu, comme si la lumière lui faisait mal. Elle détourna la tête pour que ses yeux ne rencontrassent le regard de personne. Elle se sentit fatiguée et abandonnée. Sa misère était plus lourde que ce qu’elle pouvait supporter et elle frémit à la pensée qu’il faudrait supporter cela demain, et après, et toujours, jusqu’à ce qu’elle devînt vieille, jusqu’à ce qu’on l’enterrât. Cela pouvait durer encore longtemps. Elle se mit à compter. Elle devait avoir vingt ans ; elle ne savait pas au juste. Les hommes disaient qu’elle était encore jeune, mais cet âge lui suffisait grandement. Inconsciente, elle se replongea dans le passé : paroles effacées, images pâlies, grandes souffrances solitaires, et rien de plus. À quoi bon tout cela ? Épuisée, elle appuya sa tête contre le mur, et alors, soudain, tout le passé se tissa comme une toile devant elle, et elle revit André dans son imagination. Elle s’effondra ainsi qu’une malheureuse bête blessée.

Pierre avait renoncé à l’interroger. Il descendit de la planche l’eau-de-vie de prune, se versa un verre et un autre verre, au