Page:Revue de Paris - 1913 - tome 5.djvu/877

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
871
AU PAYS DES PIERRES

garde ambulant. Le Croate se mit à raconter des histoires sur la guerre de Bosnie. Il en parlait toujours en faisant de grands mensonges. Pierre hochait la tête, mais son attention était ailleurs.

Jella était de nouveau assise, immobile. Elle avait réuni ses mains sous son genou et regardait devant elle avec des yeux sans vie, comme si elle contemplait un feu mourant. Elle écoutait obstinément le vent. Tout d’abord, il ne gémit que vers le défilé du nord ; mais la maison de garde fut tout à coup secouée. Les timbres avertisseurs se mirent à vibrer, la porte se courba à l’intérieur en craquant. Un silence se fit. Puis le vent recommença… Dehors, comme si dans sa douleur une vaste poitrine haletait au-dessus des montagnes, on entendit un soupir géant.

Jella aussi soupira.

La bora se déchaîna et la nuit hurla sous son assaut. Le vent galopait en sifflant sur les fils télégraphiques. Il se jetait en se lamentant contre le mur de roc. Il emportait les tuiles du toit et arrachait avec des craquements les planches de la palissade abri-vent.

Sajo tremblant se cachait dans un coin. Les hommes se regardèrent avec inquiétude. Soudain Jella se redressa. De nouveau, elle se sentait seule au monde comme jadis. Seule, contre tout le monde, car tout le monde était son ennemi. Et dans cette solitude, elle redevint forte. Sa poitrine s’élargit. Elle aspira la tempête. Elle ne pensait plus, et pendant ce temps, sa volonté, agissante à son insu, prenait une résolution qui la remplit d’un calme redoutable.

Elle se leva. Elle traversa la cuisine, alluma la veilleuse devant la Sainte-Vierge. Elle marchait lentement, raide, sachant bien qu’elle cherchait à gagner du temps. Elle regarda par la fenêtre. Le vent mugissait dans les montagnes, l’orage bouillonnait dans les précipices, comme si des débris de verre, des chaînes grinçantes, des cloches sonnantes, avaient tournoyé dans de grandes cuves. Sur les pentes, des rochers roulaient dans l’invisible avec un bruit effrayant. Leur fracas tonna longtemps dans le chaos.

Le garde ambulant clignait de l’œil avec défiance vers le plafond qui craquait. Les verres d’eau-de-vie trinquaient tout