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fois, il ne leur avait pas caché ses inquiétudes, les élévateurs étant impopulaires, voire odieux, non seulement aux ouvriers, mais aussi aux vatafs, tyrans électoraux dont dépendaient tous les politiciens du département. Le ministre de l’Intérieur, à qui il avait été demandé si les propriétaires des machines pourraient à l’occasion compter sur le concours de l’armée, répondit qu’en aucun cas cette intervention n’irait jusqu’à l’effusion du sang.

— Autrement dit débrouillez-vous ! — concluait-on.

Les frères Thüringer et Carnavalli tenaient presque tous les jours des conciliabules d’où rien ne transpirait. Vu la belle récolte de l’année, ils avaient risqué tous leurs capitaux en de gros engagements. Anna racontait à la cuisine que les stocks de blé que ces deux maisons accumulaient quotidiennement dans le port étaient tels qu’on ne savait plus où les mettre. Des centaines de wagons étaient versés à même le pavé. Des milliers de wagons gisaient dans les chalands et dans les entrepôts. Pour le transport, on avait affrété une trentaine de cargos qui allaient arriver incessamment. Si les chargements, dans les termes des contrats, n’étaient pas possibles, la ruine complète attendait aussi bien Carnavalli que les Thüringer.

Cette fièvre qui régnait dans la maison suspendit presque tous les divertissements. On ne jouait plus et l’on ne sortait que rarement. Adrien courait vingt fois par jour à la poste porter des télégrammes longs comme des lettres. Quand il pensait au coup que les socialistes préparaient contre les exportateurs, et auquel il n’était pas étranger, sa conscience éprouvait parfois des remords. Anna lui avait dit un soir :

— Si les affaires réussissent cet été, Carnavalli et les nôtres ont décidé de créer un fonds de secours qui doit assister en hiver tous les nécessiteux du port. Et M. Max te proposera d’aller en Allemagne apprendre, aux frais de la maison, les sciences commerciales. Il dit que tu n’es pas fait pour être domestique.

« Ah pensait Adrien. Il veut m’envoyer en Allemagne, et moi, je veux le ruiner ! Car la grève qui va éclater au moment où nous annoncerons aux ouvriers l’arrivée des élévateurs, ne sera rien de moins que sa ruine. »