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Ces projets des trois exportateurs le rendirent très malheureux. Tout de même, ces hommes n’étaient pas des canailles. Oui, il savait bien qu’Avramaki aurait taxé de « philanthropie bourgeoise » tous les « fonds de secours » destinés à rendre supportables aux ouvriers la misère et la servitude que leur impose l’exploitation capitaliste, mais que pouvait la froideur d’une loi sociale, contre la loi de son cœur ? Il était impossible à Adrien de ne pas distinguer le bien du mal, de mettre tout le monde dans le même panier. Il avait vu Carnavalli et les Thüringer aider des hommes, subvenir à l’entretien de veuves chargées d’enfants, rapatrier des familles. Il avait vu aussi de richissimes seigneurs cravacher leurs domestiques et lâcher leur chien sur les mendiants. Pouvait-on appliquer la même mesure aux uns et aux autres ? Que les hommes fussent d’un côté ou de l’autre de la barricade, il les regardait « avec le même cœur ». Le cordonnier lui avait dit que ce cœur était précisément de ceux qui reçoivent « toutes les balles ». Eh bien, s’il ne pouvait être justicier, mieux valait être victime que bourreau.

Le soir où Anna crut lui faire plaisir en lui dévoilant les généreux projets des Thüringer, Adrien s’était jeté à ses genoux et avait pleuré de honte. La jeune femme, se souvenant de lui avoir parlé des élévateurs, lui demanda s’il n’avait pas commis quelque indiscrétion. Or, c’était plus qu’une indiscrétion, c’était un plan de bataille qu’il avait exposé à Avramaki, pour l’affaire des élévateurs. Anna croyait qu’il pleurait de joie

— Tu comprends, — lui disait-elle, — tu es maintenant considéré comme de la maison. Ton avenir est ici, pas ailleurs.

« Je me fiche pas mal de tous les « avenirs » de la terre — pensait Adrien. — C’est la bonté de ces hommes qui me crève le cœur, non pas le souci de mon avenir. »

C’était leur bonté et quelque chose encore : sa passion pour Anna, dont il avait beau se défendre ; elle le nourrissait de la meilleure substance de la vie, le rêve. Ses rébellions contre cette « servitude » qu’il jugeait nuisible à son élan révolutionnaire ne faisaient que la lui rendre encore plus indispensable. Même l’amour charnel de Julie était impuissant à diminuer son besoin d’Anna. Adrien ne l’avait, du reste, jamais espéré