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Il savait, néanmoins, que les Thüringer avaient dû solder tous les stocks avariés à des prix désastreux, et que maintenant de faibles espoirs étaient mis dans les dernières cargaisons parties au début du mois.

Cette incertitude économique de la vie bourgeoise la plus enviée posa à Adrien de gros problèmes de conscience. La fragilité des assises de toute existence humaine lui apparut comme une vérité élémentaire. Pourquoi donc les hommes se partageaient-ils en riches et en pauvres et se livraient-ils une guerre mortelle, au lieu de s’armer, tous, contre l’ennemi commun : le dénuement, la misère ? Ce n’est pas par des luttes des classes qu’on parviendrait à combattre efficacement ce fléau social, mais par une solidarité universelle. Car, une classe victorieuse créera toujours des injustices et jettera dans la détresse d’autres couches sociales, et ce n’est pas là le suprême but moral de l’humanité.

Au fait, Adrien ne voyait pas trop où était cette fameuse solidarité de classe que le socialisme attribuait aux riches et donnait en exemple aux déshérités. Elle n’était qu’apparente, éphémère, platonique. En réalité, bourgeois et prolétaires souffraient des mêmes vices, étaient rongés par le même égoïsme. Il venait d’assister aux manœuvres sournoises de firmes « amies » qui avaient tout fait pour couler Carnavalli et dont le mot d’ordre était maintenant de faire le vide autour des Thüringer, qui chancelaient. La haine des maisons rivales, suscitée par l’introduction des élévateurs et l’acceptation de délégués syndicaux à la place des vatafs, avait valu aux armateurs allemands et à Carnavalli des déboires qui avaient décidé de leur ruine. Pourtant, ces ennemis d’aujourd’hui étaient les amis d’hier, frères de même classe. Où était la solidarité ?

Dans le courant du mois suivant, les Thüringer fermèrent leurs bureaux, congédiant tous les employés. Julie, flairant la misère, partit d’elle-même, disant qu’elle voulait aller se marier dans son pays. Anna en fut bien aise et, de son côté, ferma la porte à tout le monde. Les stores des fenêtres de la rue restèrent baissés. On verrouilla l’entrée principale et l’on en décrocha la sonnette. La maison prit l’aspect austère d’un pensionnat de jeunes filles. Dans les calmes journées d’un bel hiver riche de soleil et de poudre de diamant, seuls les affec-