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368 LA REVUE DE L'ART l'Opéra, ce n'est pas seulement l'envers de Guillaume Tell, de Salammbô et de Tristan, c'est aussi l'envers de la société parisienne. Vous pensez si Renouard, qui, sans en avoir l'air, est bien le plus narquois des phi- losophes, s'y est vite senti chez lui. Avant d'être le peintre ironique des antichambres de la gloire et des coulisses des grands événements, il fut, comme tant d'autres, le peintre de la danseuse. Son premier grand succès fut cet album de l'Opéra, dont Ludovic Halévy écrivit la préface. Aussi bien, y donnait-ilpleinementla mesure de son talent. Dans ces trente eaux-fortes où toutes les ressources du métier le plus savant ont été mises en oeuvre, il donne une image complète, précise et charmante de la vie intime et secrète de cet immense théâtre, qui, en même temps qu'un théâtre, est un musée, une école, un atelier et un salon. C'est le foyer, et surtout le conservatoire de la danse, qui semble l'avoir d'abord intéressé, et la grâce nerveuse, l'im- prévu, le style à la fois si moderne et si traditionnel du mouvement de la danseuse, a trouvé en lui un notateur exquis et savant. La gracilité inquié- tante de ces fillettes de la petite classe, en qui l'on devine déjà la femme dans un geste de bébé, a séduit ce crayon sûr, trépidant et hardi, mais il ne se borne pas à cette étude, et c'est tout le personnel du théâtre, depuis le concierge, l'armurier, le choriste et le figurant jusqu'au directeur, dont sa pointe spirituelle et fine fixe la silhouette, l'attitude, le geste dans ce qu'il a d'individuel et de caractéristique. L'habillage des seigneurs et des gardes de Guillaume Tell et des Huguenots, un chevalier bardé de fer, assis sur une rampe d'escalier, en attendant son entrée en scène ; l'armu- rier du théâtre réparant le casque de Lohengrin, les soldats carthaginois de Salammbô parlant politique ou causant de leurs petites affaires dans un coin des coulisses, un machiniste sommeillant dans le fauteuil du Pro- phète, le pompier de service s'ennuyant à son poste, le harpiste philosophe faisant machinalement sa partie, tandis qu'au-dessus de sa tête chenue le corps de ballet, féerie de jeunesse, s'agite et se trémousse, l'électricien projetant un jet de lumière sur le spectre d'Hamlet ; c'est tout le théâtre vu derrière le rideau qui s'évoque en cet album. Un tel spectacle, avec ses contrastes ironiques, a été pour d'autres artistes, pour un Degas, par exemple, pour ne parler que du plus grand, le thème d'un art amer, qui, derrière la fantasmagorie théâtrale, montre la laideur de ces coulisses, où la vie apparaît dans ce qu'elle a « de vrai et de criminel », comme dit le