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Page:Revue de l'histoire de Versailles et de Seine-et-Oise, année 1919.djvu/233

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madame de pompadour

Pourquoi faut-il qu’à un sens très réel du bien et du fonctionnement de l’État se mêle chez Bernis une impuissance manifeste et vraiment décevante à faire prévaloir d’aussi justes idées que celles qui se révèlent dans ses lettres ? Faiblesse ou impéritie : inclinerait-on à penser, en considérant qu’à aucun moment, avant ou pendant son passage à la Secrétairerie d’État, il ne suit son propre mouvement et assiste sans force et sans autorité à la destruction de son ouvrage, soit qu’il subisse au début des influences qui altèrent son jugement, soit qu’il cède en pleine action à des suggestions qui le conduisent à sa perte. Sans doute, Bernis ne possédait pas — comme il est tout le premier à le reconnaître — les hautes et rares qualités par lesquelles un homme s’impose à son époque ; la droiture de l’esprit ne mène pas toujours à la domination, et, selon l’originale boutade du Marquis de Mirabeau, son parent et son ami, « il n’y a que les Anges qui puissent allier la vertu avec un caractère entièrement décidé » [1]. À parler en termes moins nébuleux, Bernis n’était, somme toute, qu’un terrien — si on peut employer cette expression — et infailliblement soumis comme tel aux remous des impulsions diverses de l’âme humaine ; c’est en passant alternativement de la confiance à l’abattement, de la désespérance à la plus tenace raison, qu’il accomplit confusément son effort pour retenir la France sur la pente où, trop impressionnable peut-être, il la voit marcher à l’abîme. Repoussé par le Roi, abandonné par Madame de Pompadour, barré à chaque pas en avant, l’honnête homme succombe finalement à la colère que lui inspire la méconnaissance de ses intentions et, las de porter plus longtemps la responsabilité d’une politique qu’il cherche vainement à redresser, en arrive à tenir à Louis xv le loyal langage qu’on vient d’entendre et dont l’âpre vérité devait fatalement amener sa disgrâce.

Le contraste qui se manifeste par bonds successifs entre les débuts de Bernis dans la diplomatie secrète et les six derniers mois de son Ministère déroute singulièrement l’observation, et devant l’imprécision des mobiles auxquels il cède ou des sentiments qui l’empoignent parfois, les contemporains eux-mêmes éprouvent de l’embarras à définir un caractère aussi complexe.

  1. L. de Loménie. La Comtesse de Rochefort et ses Amis.