136 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
– C’est dire que l’ancienne notion utilitaire de calcul, de compromission, de balance – balance entre les plaisirs et les douleurs, balance entre les séries de plaisirs, etc, a bien été dans l’esprit de la dialectique. C’est dire aussi que les anciens, d’une manière plus générale, n’avaient pas cédé à l’arbitraire en faisant intervenir la considération du temps dans l’évaluation du bonheur. On peut bien repousser la dialectique ; mais, du moment qu’on l’accepte, il est difficile de ne pas reconnaître la légitimité de leur procédé.
Il n’a pas fallu autre chose pour donner naissance à ce qu’il y a de plus important dans le code moral. Et d’abord aux prescriptions d’ordre individuel. On condamne ordinairement, par exemple, les entraînements des passions. Cela se comprend fort bien au point de vue de la morale du bonheur. Ne faut-il pas, avant tout, une vie physique saine ? N’est-ce pas la condition la plus urgente des plaisirs sériés, soit dans l’ordre des plaisirs organiques eux-mêmes, soit dans un ordre plus élevé ? Or, une vie physique saine exclut les excès de toute sorte, les privations ainsi que l’intempérance, la paresse comme les impulsions irréglées. Mais il y a une autre raison. L’intempérance, par exemple, quelles qu’en soient les suites pour la santé physique, reste moralement mauvaise. On doit la proscrire sous toutes ses formes, à tous-ses degrés, même délicate et raffinée, même réduite à une direction habituelle de nos pensées. Toujours, en effet, elle constitue un empiétement de l’inférieur sur le supérieur. -Le supérieur, c’est la vie intellectuelle, soit la vie esthétique, soit la vie scientifique. Il est vrai que la morale’du bonheur n’a fait ni assez souvent ni assez impérieusement un devoir de celle-ci. Mais aucun principe ne l’en a détournée. Les préparations à la vie intellectuelle sont longues, et parfois pénibles mais la douleur ne rentret-elle pas, à titre de moyen, dans les prévisions de la morale ? Et, d’autre part, n’est-ce pas dans la science et dans l’art qu’on a chance de trouver les plaisirs les plus féconds, les plus complexes, les plus constants, les plus largement sériés ? La morale du bonheur a pu recommander encore la vie altruiste. En effet, la vie égoïste elle-même y est intéressée. Celle-ci a besoin de sécurité, et les lois de la société ne réussissent à en garantir qu’une faible mesure. Il importe donc que la moralité vienne ici renforcer la légalité ; il importe que chacun se prescrive à soi-même de ne pas commettre d’agression à l’égard des autres. Or le meilleur moyen de faire agir les autres