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J. LAGNEAU.FRAGMENTS.

que Dieu n’est qu’un idéal, ce serait dire qu’il n’existe que dans les pensées et que les pensées ne reposent sur rien, par suite rendre le fait de leur accord absolument inexplicable, Dieu est donc en lui-même une réalité, et c’est seulement par rapport aux pensées qu’il n’est qu’un bien, qu’un idéal. Quand nous le concevons ainsi, et en général dans la forme de la pensée qui poursuit la série des causes finales, poussée par l’appétition, nous ne faisons que nous représenter le fait de notre dépendance par rapport à l’être absolu, dépendance à laquelle il nous est impossible d’échapper sans cesser d’être. Le sentiment et le lien même de cette dépendance c’est l’appétit, ou attachement à l’être. La finalité n’est que l’expression intellectuelle de l’appétit, c’est-à-dire le rapport entre ce que nous sommes et ce que nous tendons à être, ou plutôt entre ce que nous sommes et l’être même par lequel nous sommes et qui est notre fond. L’ordre des causes efficientes au contraire, c’est l’expression du rapport qui existe entre tous mes états passés, présents et futurs et tous les états des autres esprits : c’est l’unité des phénomènes ; l’ordre des causes finales c’est l’unité des phénomènes et de l’être, et en concevant le bien comme supérieur à l’être, nous ne faisons autre chose qu’exprimer le fait que les phénomènes par lesquels l’être se manifeste lui sont absolument inadéquats : c’est, l’être même, que la réalité phénoménale, c’est-à-dire l’apparence, est impuissante à réaliser.

La pensée finaliste est donc illusoire en ce sens qu’elle nous représente le fond de l’être comme idéal ; elle est cependant en un autre sens plus vraie que la pensée mécaniste, parce qu’elle nous fait sortir du phénomène, et Leibniz n’a pas tort en ce sens de lui accorder une plus grande réalité qu’à l’autre. La vérité qu’il exprime en lui, accordant cette préférence est celle-ci : l’entendement ne se suffit pas à lui-même ; l’être vrai qu’il suppose le dépasse, et ne nous est connu que par un fait qui n’est pas intellectuel, mais sensible, le fait de la tendance, de l’appétit.

Mais l’appétit n’est pas, comme le veut Leibniz, la tendance à un développement indéfini, à un progrès ayant le bien pour terme, ou plutôt pour idéal, ni, comme le veut Spinoza, la simple tendance à persévérer dans son être actuel ; la première conception briserait l’unité de l’être, la deuxième supprimerait son infinité. C’est la tendance à des manifestations indéfinies. D’où vient cette tendance, que suppose-t-elle ?