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J. LAGNEAU.FRAGMENTS.

déterminante par elle-même, mais va au-devant d’elle. L’idéal ne peut être la loi abstraite de l’action, mais l’action même.

Or l’idéal est ce qui dépasse le réel. Mais dans l’absolu ce réel s’y ramène et inversement.

L’idéal suppose donc trois éléments : une matière, une forme ou règle, une action pure : pour l’intelligence ces trois termes sont nécessairement distincts, mais ils ne peuvent l’être dans l’absolu, et il n’y a ni réalité, ni vérité, ni action pure, si les trois ne se confondent en un aux yeux de la raison ou réflexion, c’est-à-dire si, comme dit Spinoza, en Dieu volonté, entendement et puissance, ne sont une seule et même chose, c’est-à-dire qu’il est à la fois liberté, raison et amour, ou plutôt principe incompréhensible des trois à la fois. Dieu n’est ni liberté, ni raison, ni amour, mais l’incompréhensible identité des trois.

Maintenant, aux yeux de l’entendement, la liberté est première, et les autres en découlent, mais c’est que l’entendement ne peut rien se représenter que sous la forme du développement, de la succession ; mais illusion : l’acte suprême de la réflexion saisit l’identité foncière des trois et leur entregénération réciproque. Vérité de la trinité divine : père, fils, Saint-Esprit, s’engendrent, mais pour l’entendement seul.

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La certitude est une région profonde où la pensée ne se maintient que par l’action. Mais quelle action ? Il n’y en a qu’une, celle qui combat la nature et la crée ainsi, qui pétrit le moi en le froissant. Le mal, c’est l’égoïsme qui est au fond lâcheté. La lâcheté, elle a deux faces, recherche du plaisir et fuite de l’effort. Agir, c’est la combattre. Toute autre action est illusoire et se détruit. Serions-nous seuls au monde, n’aurions-nous plus personne ni rien à quoi nous donner, que la loi resterait la même, et que vivre réellement serait toujours prendre la peine de vivre.

Mais faut-il la prendre et faire sa vie au lieu de la subir ? Encore une fois, ce n’est pas de l’intelligence que la question relève, nous sommes libres, et en ce sens le scepticisme est le vrai, mais répondre non, c’est faire inintelligible le monde et soi, c’est décréter le chaos et l’établir en soi d’abord. Or le chaos n’est rien. Être ou ne pas être, soi et toutes choses, il faut choisir.

Jules Lagneau.