Page:Revue de métaphysique et de morale, 1898.djvu/350

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leur évolution a suivi la même voie ! N’est-ce pas par de minuscules créations d’expressions imagées, de tournures pittoresques, de mots nouveaux ou de sens nouveaux, que notre langue autour de nous s’enrichit, et chacune de ces innovations, pour être d’ordinaire anonyme, en est-elle moins une initiative personnelle imitée de proche en proche ? et n’est-ce pas ces bonheurs d’expression, pullulant en chaque langue, que les langues en contact s’empruntent réciproquement pour grossir leur dictionnaire et assouplir sinon compliquer leur grammaire ? N’est-ce pas aussi par une série de petites révoltes individuelles contre la morale courante, ou de petites additions individuelles à ses préceptes, que cette morale subit de lentes modifications ? Et est-ce qu’on ne passe pas, à travers des phases successives, d’une ère très antique où les langues étaient innombrables mais très pauvres, chacune parlée par une peuplade, une tribu, un bourg, où les morales étaient aussi très nombreuses, très dissemblables et très simples, à notre époque où un petit nombre de langues très riches et de morales très compliquées, sont en train de se disputer l’hégémonie future du globe terrestre ?

Ce qu’il faut accorder aux adversaires de la théorie des causes individuelles en histoire, c’est qu’on l’a faussée en parlant de grands hommes là où il fallait parler de grandes idées, souvent apparues en de très petits hommes, et même de petites idées, d’infinitésimales innovations apportées par chacun de nous à l’œuvre commune. La vérité est que tous, ou presque tous, nous avons collaboré à ces gigantesques édifices qui nous dominent et nous protègent ; chacun de nous, si orthodoxe qu’il puisse être, a sa religion à soi, et, si correct qu’il puisse être, sa langue à soi, sa morale à soi ; le plus vulgaire des savants a sa science à lui, le plus routinier des administrateurs a son art administratif à lui. Et, de même qu’il a sa petite invention consciente ou inconsciente qu’il ajoute au legs séculaire des choses sociales dont il a le dépôt passager, il a aussi son rayonnement imitatif dans sa sphère plus ou moins bornée, mais qui suffit à prolonger sa trouvaille au-delà de son existence éphémère et à la recueillir pour les ouvriers futurs qui la mettront en œuvre. L’imitation, qui socialise l’individuel, perpétue de toutes parts les bonnes idées, et, en les perpétuant, les rapproche et les féconde.

Dira-t-on, par hasard, qu’étant donnée la nature éternelle des choses en présence de l’esprit humain lui-même persistant, la science