Page:Revue de métaphysique et de morale, 1898.djvu/351

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humaine devait tôt ou tard arriver, n’importe par quel chemin de découvertes individuelles, au point où nous la voyons, où nos petits-neveux la verront, que sa forme future, claire et glorieuse, était déjà prédéterminée des les premières perceptions du cerveau sauvage, et qu’ainsi l’accident du génie, le rôle de l’individu, importe peu ou va perdant chaque jour de son importance à mesure que l’on se rapproche de cette réalité idéale, platoniquement attractive, qui laisse déjà deviner ses contours ? Mais, cette objection, si elle était vraie, devrait être généralisée, et il s’ensuivrait que, par un enchaînement quelconque de satisfactions et de besoins, nés alternativement les uns des autres, un irrésistible attrait de je ne sais quelles épures divines, invisiblement impérieuses, conduirait inévitablement l’humanité au même terme politique, économique ou autre, à la même constitution, à la même industrie, à la même langue, à la même législation finale ? Jusqu’ici, rien de plus contraire aux faits que cette vue, car, plus les civilisations diverses qui se partagent la terre, la civilisation chrétienne, la civilisation bouddhique, la civilisation islamique, se sont développées, plus leur originalité et leurs dissemblances se sont accentuées. Toutefois, ce qui me plairait en cette manière de voir, c’est qu’elle est idéaliste, mais elle ne l’est pas assez, et par la elle l’est mal. Il n’y a pas une seule idée ou un petit nombre d’idées, situées en l’air, qui meuvent le monde ; il en est des milliers et des milliers qui luttent pour la gloire de l’avoir mené. Ces idées qui agitent le monde, ce sont les idées même de ses acteurs : chacun d’eux a bataillé pour faire triompher la sienne, rêve de réorganisation locale, nationale ou internationale, qui se développait en se réalisant, qui, même en succombant, s’amplifiait parfois. Chaque individu historique a été une humanité nouvelle en projet, et tout son être individuel, tout son effort individuel n’a été que l’affirmation de cet universel fragmentaire qu’il portait en lui. Et de ces idées sans nombre, de ces grands programmes patriotiques ou humanitaires, qui dominent, comme de grands drapeaux mutuellement déchires, la mêlée humaine, un seul survivra, c’est possible, un seul sur des myriades, mais lui-même aura été individuel à l’origine, jailli un jour du cerveau ou du cœur d’un homme; et je veux bien que son triomphe ait été nécessaire, mais sa nécessite, qui se révèle après coup, que nul d’avance n’a prévue, que nul n’a pu prévoir avec certitude, n’est que l’expression verbale de la supériorité des efforts individuels mis au service de cette conception individuelle. Cause