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E. CHARTIER.COMMENTAIRE AUX FRAGMENTS DE J. LAGNEAU.

nous ne pouvons concevoir une qualité dans cet objet qu’à la condition de concevoir la possibilité d’autres qualités ; nous ne pouvons saisir une qualité d’un objet sans saisir en même temps par elle quelque chose qui se retrouve au fond des autres qualités. Se borner à sentir une odeur, ce n’est pas saisir la qualité odeur. Quand percevons-nous la qualité odeur ? – Lorsque nous nous représentons un objet. Nos sensations ne sont que des modifications de nous-mêmes tant qu’elles ne sont pas l’occasion de déterminer un lieu de l’étendue. C’est à mesure que nous déterminons l’étendue du corps perçu soit par les sensations des autres sens, soit surtout par celles du toucher actif, que nous nous rendons compte des qualités de l’objet.

Ainsi il n’y a pas de qualités qui soient purement sensibles. Les qualités sensibles sont dans la dépendance des propriétés intelligibles. Nous ne pouvons pas saisir une qualité sans la distinguer des autres qualités saisies par le même sens ; et nous ne pouvons faire cette distinction sans déterminer des grandeurs étendues. Comment savoir que deux lumières sont également vives sans savoir que les deux objets lumineux sont à la même distance de moi ? La détermination des qualités des choses ne peut donc se faire que par des mesures de l’étendue. Percevoir c’est en définitive toujours percevoir de l’étendue.

On dira qu’il n’y a aucun rapport entre une perception d’odeur ou de son et une perception d’étendue. Sans doute ; mais une perception d’odeur ou de son n’a de sens que si on lui attribue une grandeur par rapport à une autre. Or un son intense n’est pas autre chose qu’un son qu’on peut entendre de très loin. Certaines sensations évoquent immédiatement l’étendue, d’autres, non ; mais aucune ne pourrait donner lieu à une qualité des corps si nous ne percevions pas l’étendue. Ce que nous appelons une qualité sensible n’est rien de plus qu’un rapport abstrait que nous nous figurons entre l’objet que nous percevons et le sens particulier par lequel il nous a été révélé.

Toute perception est donc la perception d’un objet, dont la propriété essentielle est d’occuper une place déterminée dans l’étendue. Les qualités de cet objet sont ce que nous nous représentons pour exprimer le rapport des différentes sensations entre elles.

Percevoir consiste donc en deux choses qui en supposent une troisième. Percevoir c’est représenter l’objet perçu et rapporter à cet objet les sensations qu’on a éprouvées, sous forme de qualités qui expliquent ces sensations ; il faut pour cela que nous concevions l’objet même. Il ne suffit pas de ne voir dans l’objet que de l’étendue