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E. CHARTIER.COMMENTAIRE AUX FRAGMENTS DE J. LAGNEAU.

tandis que c’est le contraire qui a lieu. L’Être est une abstraction, voilà sur quoi on ne saurait assez réfléchir ; et notre prétendue rencontre avec l’être, la pure sensation, est aussi une abstraction, c’est-à-dire la simple expression d’un rapport.

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La Réflexion aboutit à reconnaître sa propre insuffisance. Ici encore il faut se garder de juger trop vite et de voir dans la philosophie de Lagneau une forme quelconque du mysticisme. Lagneau avait une foi absolue dans la valeur de la Raison, et de la Raison seule ; nul esprit ne fut plus dégagé que lui de toutes les affirmations énergiques autant que confuses qui reposent sur le sentiment. Seulement il ne se contentait pas de concevoir la Raison comme un ensemble de principes nécessaires ; les principes sont des abstractions, des vêtements d’autre chose. De même que toute la connaissance instinctive se réduit pour le philosophe à l’acceptation d’une vérité extérieure qui est plus notre vraie nature que nous-mêmes, de même la connaissance réfléchie conduit à subordonner l’idée au jugement, l’être à l’acte. Aucune idée ne peut être adéquate à l’être ; l’être est richesse concrète, tandis que l’idée est simplicité abstraite ; et la richesse de l’être se ramène à la générosité inépuisable d’une nature pensante qui pose toujours les raisons avant de les admettre. L’affirmation est toujours première par rapport à son objet, et par suite l’action est toujours première par rapport au connaître. Il faut donc bien admettre que le principe de tout ce qui est explicable est lui-même sans explication, c’est-à-dire cause de soi. De là cette idée d’ « action absolue que Lagneau appelle aussi liberté. Mais cela ne doit pas confirmer les mystiques dans le culte de l’« acte de foi rationnel » ; car cet acte, tel qu’ils l’entendent, consiste à accepter ou à poser un principe déterminé, dont on a besoin et que l’on ne peut démontrer. Un tel acte est encore déterminé par son objet ; il est subordonné à autre chose ; il n’est en quelque sorte qu’un événement nouveau, un épisode dans un système. L’action absolue ne se formule pas, on la vit lorsque l’on renonce à trouver un principe ferme, sans renoncer pourtant à le chercher ; car la vie véritable, c’est l’acte gratuit, l’acte pour rien, et, comme l’exprimait un jour Lagneau : « la nature se retourne sans cesse sur son oreiller, sans pouvoir dormir ». Il disait aussi : « Il n’y a pas de vérité absolue, c’est notre pain quotidien assuré, cela ».