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E. CHARTIER.COMMENTAIRE AUX FRAGMENTS DE J. LAGNEAU.

moyen pour atteindre la sensation dans ce tout où elle s’est absorbée, c’est d’y appliquer la pensée et de nous demander quelle est la condition pour que l’intuition existe. Nous ne pouvons connaître la sensation qu’en remarquant que, dans ce qui nous paraissait simple, il y a lieu de distinguer deux éléments, l’un passif, l’autre actif, et que le premier seul peut avec raison être appelé primitif, si par, primitif nous entendons ce qui, dans la pensée, existerait antérieurement à son action.

En somme, la sensation n’est pas donnée dans la conscience. Ce que nous croyons saisir comme sensation, c’est un composé de la sensation primitive et de deux choses distinctes : d’une part la représentation, par laquelle elle est immédiatement rapportée au dehors, de l’autre le sentiment, par lequel elle prend dans la pensée une couleur propre, un caractère. Toute sensation en effet, au moment même où nous l’éprouvons, modifie le sentiment fondamental que nous avons de notre être, lequel sentiment détermine notre activité et en même temps résulte des différentes vicissitudes par lesquelles passe notre activité. Jamais une sensation particulière ne se produit en nous sans modifier ce sentiment général et sans être modifiée par lui. La sensation n’existe pas plus à part de ce sentiment dans lequel elle tend à se fondre qu’elle n’existe à part de la représentation par laquelle elle tend à s’expliquer.

La véritable sensation, la sensation en soi, n’est ni représentative ni affective. Elle ne se confond ni avec la représentation qu’elle détermine, ni avec le sentiment général où elle se mêle. Représentative, elle serait étendue ; affective, elle aurait une durée. Dans les deux cas elle serait considérée non point en elle-même, mais dans l’activité qui en prend possession. La sensation en elle-même est en dehors de l’étendue et du temps elle est une pure conception de l’esprit, conception nécessaire par laquelle nous exprimons la loi de la pensée qui veut que la pensée ne fasse pas la vérité par une action absolue qui n’aurait aucune condition en dehors d’elle-même. Quand nous disons que nous sentons, nous disons que ce que nous nous représentons, ou ce que nous éprouvons d’agréable ou de pénible ne saurait s’expliquer comme le produit absolu de l’esprit en nous ; que sentir c’est toujours sentir quelque chose d’extérieur à qui le sent, qui existait indépendamment de la réaction par laquelle la pensée s’en est rendue maîtresse. L’idée de la sensation n’est donc pas autre chose que celle du contenu nécessaire de la connaissance.