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REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

réfléchir sur la nature du rêve pour comprendre qu’un fait constaté ne saurait être une preuve ; car je puis voir et toucher en rêve des faits et des instruments de mesure ; je puis rêver aussi que d’autres hommes constatent, mesurent, expérimentent. Je puis donc toujours et on peut toujours supposer que le fait prétendu décisif n’a pas été vu, que l’expérience prétendue décisive n’a pas réellement été faite. Je puis aussi supposer que, par l’effet d’une illusion de la mémoire, l’expérimentateur prend pour une perception non seulement un rêve, mais même l’apparence d’un rêve ; en effet, en dehors de l’instant insaisissable où il est constaté, le fait n’est qu’un souvenir. On dira qu’on peut reproduire un fait autant de fois qu’on le veut ; mais il suffit d’un instant da réflexion pour comprendre qu’aucun fait ne peut jamais être produit deux fois de la même manière. On peut ajouter qu’un même fait ne saurait être constaté par deux êtres pensants de la même manière et au même point de vue, pour cette raison simple que deux corps ne sauraient occuper en même temps le même lieu. L’accord superficiel créé entre deux esprits par la constatation prétendue d’un même fait recouvre donc un complet malentendu, s’il n’y a d’abord entre les deux observateurs un accord préalable qui les conduise à voir, dans des faits différents, la même idée. En un mot, ce n’est pas le fait qui juge l’idée, c’est l’idée qui juge le fait. Ce n’est pas parce que nous percevons un fait que nous le jugeons réel ; c’est parce que nous le jugeons réel que nous disons que nous le percevons : il n’y a de miracle que pour celui qui croit qu’un miracle est possible.

Aussi voyons-nous que ce qui est conçu comme vrai, c’est-à-dire comme nécessaire, ou, si l’on veut, comme démontré, n’attend rien et ne craint rien du hasard des perceptions. Il n’importe nullement, si l’on veut juger la Monadologie, de savoir si Leibniz rêvait ou était éveillé lorsqu’il l’a conçue. Si je démontre en rêve une proposition de géométrie, cette démonstration peut avoir la même valeur que si j’étais éveillé, et toutes les mesures du monde ne peuvent rien contre le rêve raisonnable d’un géomètre. L’idée et le fait ne sont pas du même ordre et ne peuvent se rencontrer. Mesurez les angles d’un triangle, constatez autant de fois que vous voudrez que la somme de ses angles est différente de deux droits ; le géomètre se contentera de vous répondre que la figure dont vous avez mesuré les angles n’est certainement pas un triangle. De même un thaumaturge perd son temps s’il essaie de ressusciter un mort et s’il y par-