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E. CHARTIER. — sur la mémoire.

tat, obscur mais pourtant raisonnable, de jugements paresseux ou précipités, comme si notre pensée d’autrefois, confuse et dépourvue de méthode, venait témoigner contre nous. Et, afin d’apercevoir tout de suite des principes certains et des divisions claires, nous examinerons un des souvenirs les plus rationnels que l’homme puisse posséder, celui d’une succession de propositions géométriques.

Supposons qu’un ignorant parcoure un traité de géométrie sans y rien comprendre ; quel souvenir gardera-t-il de cette lecture ? Peut-être la représentation de quelques figures ou fragments de figures, de quelques mots, de quelques constructions de phrases qui l’auront frappé, sans qu’il puisse mettre dans tous ces souvenirs un ordre certain et déterminé autre que celui selon lequel ils s’évoquent les uns les autres, une figure faisant penser à une autre figure et un mot à un autre mot.

Comparons à ce souvenir embryonnaire et irréfléchi, qui mérite à peine le nom de souvenir, le souvenir rationnel que possède le mathématicien après avoir lu et compris les mêmes chapitres : ici non seulement l’ordre de succession des mots, des propositions, des démonstrations est conservé, mais encore il est le principal élément du souvenir, aucun détail n’étant alors conservé pour lui-même, et chacun d’eux n’ayant d’intérêt que par sa place après certains autres dont il dépend, et avant certains autres qui dépendent de lui. Comme tout le monde accordera que ce souvenir est certainement plutôt un souvenir que le souvenir de l’ignorant, nous avons le droit de dire que la perfection de la mémoire semble consister dans la représentation exacte d’un certain ordre de succession irréversible. Il importe d’insister là-dessus, car peut-être tout ce qu’il y a d’original et d’essentiel dans la mémoire y est contenu.

Lorsque je perçois ou que j’imagine une ville, une galerie de tableaux, un port, et, en général, une chose composée de parties bien distinctes, il est certain que je me représente toujours un certain ordre entre ces parties, de telle manière que l’église, par exemple, soit toujours à côté d’une certaine place publique, que telle maison touche à telle autre, et ainsi du reste. Mais cet ordre est plutôt une détermination de position qu’un ordre véritable ayant un commencement et une fin. Et, encore que je sois obligé de suivre un certain ordre pour examiner les parties d’un objet quelque peu étendu, par exemple de commencer par la partie qui est au nord de la ville et de finir par une autre, cet ordre m’apparaît néanmoins