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REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

comme arbitraire et dépourvu de valeur, et je ne me sens pas le moins du monde forcé de le suivre.

Au contraire, cette succession de propositions géométriques dont nous avons parlé forme un ordre véritable, qui s’impose à moi, non pas comme un fait, puisque je puis le parcourir dans un sens quelconque en partant de n’importe quel terme, mais comme une vérité, puisque, quand je pars de la dernière proposition pour remonter à la première, je sais bien que l’ordre que je suis alors est l’inverse de l’ordre véritable. Il y a donc une vérité de la succession de ces propositions, et cette vérité apparaît à celui qui comprend la géométrie, et à celui-là seul. D’où l’on voit que si l’on entendait par mémoire la connaissance d’un ordre irréversible qui serait l’ordre du temps, on serait forcé d’admettre que la mémoire suppose la raison, et qu’on ne peut se souvenir sans comprendre.

Prenons cela pour accordé, et considérons un terme quelconque de la série, par exemple le théorème concernant la somme des angles d’un triangle. À première vue, et pour un ignorant, cette notion se suffit à elle-même, et elle peut être considérée comme un commencement. Mais le géomètre ne peut la concevoir clairement, c’est-à-dire la comprendre, qu’en y faisant entrer d’autres notions, telles que par exemple celle de la somme des angles formés autour d’un même point et du même côté d’une droite. Considérée comme chose, la somme des angles d’un triangle existe au même titre que les autres choses, et en même temps qu’elles ; c’est une image, mais non un souvenir. Considérée comme idée, elle implique au contraire d’autres notions qui doivent être connues avant elles, et par suite elle apparaît comme le dernier terme d’une série irréversible. Le temps nous apparaît donc ici comme l’ordre de dépendance des idées, par opposition à l’espace, qui est l’ordre de dépendance des choses.

Ainsi il peut y avoir entre les pensées un ordre qui ne se rencontre jamais dans les choses, et qui est un ordre nécessaire, un ordre vrai de succession : l’ordre du temps. Cet ordre ne peut être constaté comme un fait, puisqu’il ne s’impose pas en fait : il n’existe qu’en droit, et comme nécessité rationnelle. Il exprime que l’on ne peut vraiment comprendre un des termes de la série tant que l’on n’a pas d’abord compris un autre terme, qui est par suite nécessairement conçu comme antérieur au premier. En dehors d’une telle nécessité, il ne peut y avoir un ordre fixe de succession entre des termes, quels qu’ils soient.