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E. CHARTIER. — sur la mémoire.

sent, qui nous enchaîne, qui pèse sur notre vouloir de tout le poids de notre passé. En nous représentant notre propre corps, nous ne nous représentons rien autre chose que les droits acquis et imprescriptibles de toutes nos actions passées, et la dépendance de notre action présente par rapport à elles. Le corps, c’est donc la représentation figurée de la conservation de tous nos actes ; la forme de notre corps n’est pas autre chose que la limite imposée par nos actions passées à notre action présente. Se connaître comme un corps vivant, c’est se connaître comme limité par sa propre action ; c’est se représenter un conflit possible de soi-même avec soi-même : la contradiction entre nos actes successifs se traduit par la pensée confuse d’un désordre, accompagnée de l’idée qu’une partie de notre corps en est l’occasion : c’est ce qu’on appelle la douleur ; souffrir cela ne peut être que savoir qu’on a des engagements envers soi-même, que s’apercevoir qu’on a agi avant de réfléchir. Ainsi notre corps résume pour nous tous les actes de notre pensée. Et, de même que l’analyse de notre pensée nous conduit à reculer son commencement au delà de lui-même indéfiniment, de même l’étude de notre corps nous conduit à faire remonter son origine bien au delà de ce que l’on appelle notre naissance.

On aperçoit peut-être maintenant, autant que ces idées difficiles ont pu être ici expliquées, en quel sens ont raison ceux qui font de la conversation des souvenirs une fonction du corps. Le corps organisé n’est pas autre chose, pour une pensée, que la forme sous laquelle elle connaît que tous ses actes sont conservés. S’il en est ainsi, tout acte doit être représenté, par un certain changement permanent et indestructible, par une modification permanente des conditions de la vie, de façon que l’acte nouveau, qui est dans le corps un mouvement, soit indéfiniment répété dans tout autre acte. On sait qu’il en est ainsi, et que les moindres mouvements d’un athlète, d’un écuyer, d’un forgeron, ainsi que la conformation de leurs organes, racontent leurs actes passés : le forgeron, quoi qu’il fasse, forge, et l’athlète, quoi qu’il fasse, lutte. Il est donc juste de dire que c’est le corps qui conserve, pourvu qu’on l’entende comme il faut.

Mais il n’y a aucune raison de dire que c’est le cerveau qui conserve, et ce n’est pas du tout à cette conclusion que notre analyse nous conduit. C’est ce qui agit qui conserve ; or ce qui agit c’est ce qui cause le mouvement, c’est le muscle, ou plus généralement la