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REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

intelligible qu’il forme avec tous les autres. Un souvenir isolé, sans lien avec les autres, n’est et ne peut être pour nous qu’une fiction. C’est pourquoi on ne peut se souvenir sans penser par là même à un système de souvenirs affirmé comme permanent et immuable, c’est-à-dire à un moi.

On ne saurait trop insister sur cette loi générale de la pensée, à savoir que ce qui est isolé et sans lien avec le reste n’est jamais admis comme réel. Même quand nous percevons, nous appelons fiction, apparence, hallucination, ce que nous ne parvenons pas à comprendre, c’est-à-dire à relier aux autres objets. Il en est de même pour les souvenirs. Ce n’est pas parce que je viens à imaginer que je fais tel acte ou que j’exerce telle profession que cette image va être prise comme un souvenir. Elle ne le sera que si elle se rattache aux autres souvenirs ; si elle ne s’y rattache pas, je la considérerai comme une invention, et cela même si j’ai réellement fait autrefois cet acte que maintenant j’imagine car je n’ai aucun moyen de revivre réellement le temps passé. Ceux qui croient que la vérité d’un souvenir se constate comme un fait ne savent ni ce que c’est que vérité ni ce que c’est que souvenir. Si la vérité pouvait être constatée comme un fait, tout ce qui apparaît serait vrai, et nous n’aurions aucune raison de parler jamais de rêve, d’hallucination ou d’illusion. En réalité c’est la pensée qui, dans ce qui apparaît, distingue ce qui est un fait et ce qui n’est pas un fait, c’est-à-dire ce qui est vrai et ce qui est faux, d’après des principes. Et cela est encore bien plus visible pour les souvenirs que pour les perceptions, puisque, lorsque l’on se souvient, il ne s’agit pas de savoir si un fait est réel ou non, mais seulement de savoir si une image est ou n’est pas là reproduction de ce qui, réel ou non, car on peut avoir le souvenir, d’un rêve ou d’une vision, s’est déjà présenté antérieurement ; que, par suite, la vérité d’un souvenir ne peut jamais même avoir l’air d’être constatée, comme il arrive pour les faits présents. Ce qui fait du souvenir un souvenir, ce n’est donc pas le fait de l’avoir, mais l’affirmation qu’il est bien lié aux autres selon l’ordre du temps. De même que toute image qui ne rentre pas dans l’unité du monde est jugée non réelle, de même tout souvenir qui ne rentre pas dans le système de nos souvenirs est jugé fiction.

Ainsi, ou bien nos souvenirs sont organisés en un tout cohérent, ou bien ils ne sont pas des souvenirs. S’ils ne sont pas liés à tous les autres, ils nous sont suspects, ils ne nous paraissent point avoir