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E. CHARTIER. — sur la mémoire.

de vérité. Si donc je veux concevoir une vérité des souvenirs, c’est-à-dire distinguer du vrai et du faux dans les images que le cours de ma pensée évoque, je suis obligé de me représenter mes souvenirs comme formant un tout dont les parties se tiennent si étroitement que l’une d’elles peut nous conduire, par des voies intelligibles, à toutes les autres. Donc à chaque instant ce système d’actions, toujours le même, est évoqué ; les souvenirs que j’y ajoute ne le changent point, mais au contraire me sont l’occasion de le construire une fois de plus. Un souvenir vrai étant un souvenir mien, ce système de souvenirs hors duquel il n’y a que vagues réminiscences et absurdes fictions est bien ce que j’appelle « Je » ou « Moi ».

Que d’ailleurs l’unité du moi soit une unité intelligible, et non une unité de fait, c’est ce qui est évident. L’unité, en quelque ordre d’idées ou d’images que ce soit, ne peut jamais être constatée comme un fait, car nous ne constaterons jamais à chaque moment qu’un élément de cette unité, à l’exclusion des autres. De plus, comment pourrait-on bien constater comme un fait l’identité et l’immutabilité du moi ? On ne pourrait le faire qu’en comparant deux idées du moi successives. Or, justement, si le moi a changé, la première de ces deux idées n’existe plus comme idée vraie du moi. L’identité du moi ne peut donc pas être constatée ; elle ne peut être qu’affirmée.

Le moi étant conçu comme un système de souvenirs, on peut se demander pourquoi chaque homme ne conçoit, en général, qu’un seul moi, n’organise ses souvenirs qu’en un seul système et non en plusieurs. Par exemple un négociant pourrait former avec ses souvenirs plusieurs systèmes bien distincts. D’abord le système des souvenirs qui se rapportent à son commerce : apprentissage, débuts, entreprises diverses, inquiétudes, succès, revers, et qui pourraient constituer un premier moi : le négociant. Un second système pourrait être constitué par les souvenirs se rapportant à la vie familiale : relations de parenté, mariage, naissance des enfants, chagrins domestiques, etc., souvenirs qui pourraient former un second moi : le père de famille. Enfin si le négociant est officier de réserve, il pourra composer un groupe de tous ceux de ses souvenirs qui se rattachent à la vie militaire : caserne, grades, punitions, périodes d’instruction, congé, libération. Rien n’empêche donc que le négociant ait trois moi, et même davantage. D’où vient que, du moins dans l’état normal, le négociant n’aura qu’un moi ?