Page:Revue de métaphysique et de morale, avril-juillet 1921.djvu/5

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est notre unique instrument, il faut pourtant, selon le mot de Montaigne, essayer « de voir les choses comme elles sont ». Et c’est l’étude de l’homme telle que l’ont conçue Montaigne, Pascal, La Rochefoucauld, Fontenelle, Chamfort et Stendhal, qui démasquent les mobiles vrais de la conduite et apprennent que la moralité la plus haute est dans le ferme propos de se connaître avec sincérité. Puis Stendhal, en suivant l’histoire de l’énergie à travers l’histoire de la peinture en Italie, Burckhardt, en cherchant dans Athènes, Rome, Byzance, et la Renaissance italienne le secret des renouveaux et des décadences, montrent à Nietzsche la civilisation naissant des souffrances et du « drame violent des désirs aux prises ». Enfin l’exemple d’Emerson, le grand individualiste, « l’homme du siècle le plus fécond en pensée. » pour qui le Massachusetts est une Grèce nouvelle, fortifie les convictions intimes de Nietzsche.

Telle quelle, vivante, attachante tout en demeurant érudite, l’œuvre de M. Andler prépare un ensemble de vues : il est des points qu’elle annonce ; il est des points qu’elle réserve. Elle impose donc au critique de suspendre son jugement dès maintenant ; elle montre l’inconséquence des jugements sommaires portés sur Nietzsche au cours de ces dernières années par des admirateurs ou des détracteurs suppléant à un défaut d’information ou de probité historique par des mouvements de sensibilité. Elle rend pleinement justice à Nietzsche. Et, en précisant la place tenue dans sa formation par la culture française classique, celle-là même dont la philosophie s’est écartée dans le courant du XIXe siècle, elle rend aussi justice aux moralistes français.

De l’explication dans les sciences, par Émile Meyerson, 2 vol. in-8 de XIV-333 et 469 p., Paris, Payot, 1924. — L’auteur d’Identité et Réalité s’est placé au premier rang des penseurs, nombreux pourtant dans notre pays, qui ont traité de la théorie de la connaissance scientifique. Il reprend, et il développe, dans ce nouvel ouvrage, la conception originale qu’il s’était faite du rapport entre la raison et la réalité. Rien ne justifiera mieux notre admiration que cette faculté de renouveler, en faveur d’une même thèse, le détail de l’argumentation, en maintenant la même rigueur de précision à la fois historique et technique dans l’interprétation des faits, la même exigence de lucidité dans l’exposition des points difficiles que M. Meyerson n’abandonne qu’après les avoir amenés au plus haut degré de clarté concrète. La marche des deux ouvrages est, d’ailleurs, sensiblement différente ; elle était plus analytique dans Identité et Réalité : elle est plus synthétique dans la théorie de l’Explication, et déborde le terrain de la science proprement dite. Il semble que M. Meyerson ait voulu échapper à l’objection suivant laquelle son dualisme serait lié à une certaine perspective du savoir positif, créée à un moment déterminé de l’histoire par l’avènement ou la divulgation du principe de Carnot, et qui serait relatif à ce moment. Il ne lui suffit donc pas d’établir que « la science de nos jours est véritablement réaliste dans le sens médiéval du terme », qu’elle croit « à l’existence dans les choses de ce qui est manifestement un concept de notre raison ». Il lui faut montrer que cette raison est la même dans la science et dans la philosophie. Dans la science, elle se manifeste par la prédominance de l’identité spatiale : « Le postulat causal consiste à nier, à éliminer l’influence du temps. Il ne nous reste donc que l’espace. Ainsi, ce qui a pu se modifier, c’est la disposition spatiale, et l’explication la plus parfaite consistera à montrer que ce qui existait avant a subsisté après, que rien ne s’est créé et rien ne s’est perdu, que, par suite du phénomène, aucun changement n’est intervenu, sauf en ce qui concerne la situation spatiale. L’explication la plus parfaite d’un changement ne peut consister qu’en sa réduction à une fonction spatiale. » En vertu même de sa perfection idéale, ce rêve d’explication est voué à un échec inévitable, quelles que soient les conquêtes partielles et les modalités diverses de l’explication spatiale : « Nous ne pourrons jamais déduire réellement la nature, même en tenant compte de tous les éléments donnés et irréductibles, de tous les irrationnels que nous connaîtrons à un moment précis ; toujours nous aurons besoin de nouvelles expériences, et toujours celles-ci poseront de nouveaux problèmes, feront éclater, selon le mot de Duhem, de nouvelles contradictions entre nos théories et nos observations. » Cette situation de fait, qui résulte du devenir de la science en tant que telle, l’étude de la philosophie lui apporte une consécration de droit. En dehors même de l’explication spatiale, des philosophes ont poursuivi le même idéal de déductibilité universelle. Après Aristote