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LIVRES NOUVEAUX.

La philosophie de Jules Lachelier, par Gabriel Séailles, professeur à la Sorbonne, 1 vol. in-16 de 172 p., Paris, Alcan, 1920. — Tandis que la plupart des ouvrages, destinés à présenter dans son ensemble la doctrine d’un philosophe, négligent le détail des publications pour n’en retenir que les grandes lignes, on trouvera dans l’étude de M. Séailles un complément extrêmement précieux à l’œuvre de Jules Lachelier et sans quoi l’intelligence de sa pensée risquerait de demeurer incomplète et même inexacte. M. Séailles a entendu à l’École Normale les cours professés par Jules Lachelier ; et à une analyse substantielle des écrits dans lesquels Lachelier a marqué les traits essentiels et dessiné l’orientation de sa philosophie, il a pu ajouter ce que ces cours renfermaient de contenu positif et concret, particulièrement en psychologie, en morale, en philosophie religieuse. M. Séailles montre admirablement ce qui rend dominatrice et souveraine la pensée originale de Lachelier, ce qui en fait aussi la simplicité et la difficulté. D’une part, elle tend tout l’effort de la sagesse à pousser jusqu’au bout, sur chaque plan de la dialectique, les conséquences inhérentes à son principe, considéré comme un absolu. D’autre part, cette même sagesse consiste à faire voir comment, de l’absolu même de chacun de ces principes dérive, sinon une contradiction directe, du moins une certaine incomplétude, qui précisément créera le mouvement, vers l’Être en qui rien ne viendrait limiter et tenir en échec l’exigence de l’absolu. Pour Lachelier, penser, ce sera donc, exactement, dépasser ; mais, en un certain sens aussi, dépasser, n’est-ce pas nier ? Autrement dit, la doctrine, qui s’est annoncée comme promesse d’immanence et d’entière intelligibilité, s’achève-t-elle d’une façon strictement conforme à soi, si elle aboutit à une transcendance qui aurait pour effet inévitable de réduire à un jeu d’apparences l’univers de la perception et de la science, le monde de la création esthétique et de la lutte morale ? Cette question, posée par M. Séailles sous une forme discrète mais ferme, mérite d’autant plus de retenir le lecteur qu’elle apparaît au terme d’un ouvrage qui, par la profondeur constante de l’exposé, par la transparence délicate de l’expression, est un modèle de sympathie intellectuelle.

Nietzsche, sa vie et sa pensée.I. Les précurseurs de Nietzsche, par Ch. Andler, 1 vol. in-8o  de 384 p., Paris, Bossard, 1920. — Cet ouvrage préliminaire montre comment s’associent, dans l’esprit de certains Européens cultivés, Allemands, Français, Suisses, ou Américains, et sans qu’ils se sentent la vocation d’y réfléchir, sans qu’ils en tirent davantage que de subtiles jouissances intellectuelles, des idées dont la rencontre et le conflit provoqueront dans l’esprit de Nietzsche la réflexion philosophique. Une conclusion pleine et forte rassemble tous ces thèmes épars pour dégager leur qualité propre d’inspiration, et montrer comment ils s’ordonnent dans la vie intellectuelle de Nietzsche.

C’est d’abord, chez Nietzsche se proposant de fonder la civilisation dont Beethoven a d’avance écrit la musique, la confiance en Gœthe, Schiller, Hœlderlin et Kleist. En proie à un mysticisme platonicien, — dont il faut peut-être faire remonter l’origine aux spéculations des milieux romains sur la plastique et à Winckelmann, — « du séjour profond où elles dorment, les poètes ramènent par la main les vérités éternelles et les archétypes des plus pures vertus humaines ; ils connaissent le sortilège qui anime les ombres, et ils les dressent vivantes devant notre sentiment extasié. Ils pensent que, par réminiscence, le divin se réveillera dans notre âme, et que la société, surprise et ravie ayant pris d’elle-même modèle sur ces visions consolatrices, une Grèce nouvelle sortira du souvenir profond où elle sommeillait ». Puis les philosophes, Schopenhauer et à côté de lui Fichte, dont l’action sur Nietzsche était moins bien connue, complètent le message des poètes en révélant que « toutes les âmes et toutes les pensées individuelles se soudent en une grande âme impersonnelle qui a son imagination, sa mémoire, son intelligence et son vouloir ».

Mais, brusquement, la foi manque à Nietzsche. Il sent que, « Gœthe mis à part, ni le classicisme ni le romantisme allemand ne soutenaient la comparaison avec la culture française plus ancienne ». Il revient vers la philosophie des lumières ; il reprend « la besogne sceptique où l’avaient laissée les Français les plus courageux et les plus délicats. Cette besogne est tragique : l’effroi de Pascal saisit qui le tente. Une tristesse éternelle est le lot, disait Fontenelle, de quiconque porte une main indiscrète sur les illusions dont nous avons vécu. Avec cette fragile raison qui