Page:Revue de métaphysique et de morale, numéro 3, 1912.djvu/111

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Dans ces grandes commotions nationales, même si elles sont des commotions de liberté et de justice, Rousseau redoutait les dérèglements des passions mauvaises. Il déplorait dans les temps calmes les usurpations des riches, dans les temps troublés les brigandages des pauvres. Je ne suis pas sûr que pour cet homme concentré, fermé à certaines légèretés d’enthousiasme, la Révolution française n’eût pas été une nouvelle cause de désespoir. Il a, en termes catégoriques, condamné d’avance le régicide  : « le sang d’un homme a plus de prix que la liberté du genre humain  ». — Vous voyez que Robespierre a bien fait, pour accomplir en paix son voyage à Ermenonville, d’attendre qu’il n’y eût plus qu’un tombeau... — Et cependant, un siècle après ces paroles de renonciation et de doute, non seulement notre pays a traversé sans sombrer les terribles secousses de la Révolution française ; non seulement il paraît être entré définitivement — et c’est ma foi profonde — dans la liberté ordonnée ; non seulement cette liberté républicaine, que Rousseau ne croyait possible que pour de petits États, est devenue le patrimoine du grand pays de France, mais la France libre, avant d’être entièrement sortie de cette terrible crise, se retourne vers son passé, et par ses historiens, ses poètes, ses orateurs politiques, Quinet, Michelet, Hugo, Gambetta , au lieu de rejeter sa longue histoire d’avant la liberté, cherche à renouer par une brillante chaîne ses glorieuses annales et cette liberté qu’elle a conquise, et fait entrer le passé mieux connu que jamais dans sa conscience agrandie.

Si bien que si Rousseau s’est trompé, c’est pour n’avoir pas eu assez de confiance. — On traite volontiers cet homme de chimérique : toutes ses erreurs sont de n’avoir pas cru assez à sa chimère. Dans ce manque de foi est la clef de ces apparents paradoxes sur les progrès funestes de la civilisation. S’il avait cru possible de rectifier la société actuelle dans le sens de l’égalité et du bonheur, il aurait beaucoup moins célébré la condition primitive de l’homme. Mais il ne voulait pas que l’humanité eût tout à fait manqué sa vie et voyant le présent mauvais, ne croyant pas l’avenir meilleur, il attribuait l’innocence et la joie à certaines périodes lointaines du développement humain. Jamais il n’a célébré, sous le nom d’état de nature, la grossièreté première des hommes voisins de l’animalité, et lorsqu’il veut condamner la guerre il la donne comme un prolongement faux de l’état de nature. Il montre que les