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hallucinations psychiques et le sentiment de présence, qui est un excellent morceau de psychologie empirique.

Les personnalités mystiques étudiées sont peu nombreuses, mais évidemment représentatives. Au premier plan se détachent deux grandes figures bien connues : sainte Thérèse et Mme Guyon ; ensuite vient Suso, beaucoup plus effacé, mais encore dans le cadre d’un chapitre spécial ; enfin dans l’ombre, à l’arrière-plan, saint Jean de la Croix avec sa doctrine et le Père Surin avec ses souffrances.

Les trois premiers chapitres du livre sont consacrés à sainte Thérèse : I. La vie intérieure, II. Développement des états mystiques, III. Les paroles et les visions. M. Delacroix fait ressortir la succession chronologique des états surnaturels, qui est gouvernée par une loi d’évolution psychologique, et se ramène à trois périodes principales : 1o l’union avec Dieu à différents degrés, 2o les peines extatiques, 3o le mariage spirituel ou état théopathique. Il répond dans une note (p. 353) aux arguments que M. Boutroux a opposés à cette thèse.

Dans les trois chapitres suivants, qui nous font connaître le mysticisme de Mme Guyon, l’auteur a moins de difficulté à montrer le développement chronologique en trois périodes analogues à celles qui viennent d’être signalées. Il analyse de près et dans tous ses ressorts la « motion divine », que l’on peut définir un automatisme dynamique et téléologique.

Les deux derniers chapitres du livre, auxquels il faut ajouter la préface qui tient lieu de conclusion, contiennent un résumé synthétique et une discussion générale, qui offrent un intérêt plus direct pour le philosophe. M. Delacroix étudie d’abord l’influence de la doctrine sur l’expérience, et il conclut en reconnaissant un rôle égal à ces deux facteurs. « Nous trouvons, dit-il (p. 362), un double courant qui se mêle et se renforce : d’une part, la doctrine chrétienne qui commande l’action et la vie, et la tradition mystique qui met dans l’unité primordiale une puissance d’expansion ; d’autre part, l’expansivité naturelle à nos mystiques, issue du caractère actif de leur subconscience… Il y a coopération d’une nature mentale prédéterminée et d’idées directrices qui la soutiennent et l’encouragent à se développer. »

L’expérience mystique apparaît avant tout comme une évolution, passive, mais organisatrice, qui a son point culminant dans une sorte d’intuition intellectuelle continue, où le mystique se sent identifié avec un absolu qui s’épanche en spontanéité créatrice (p. 368). Intuition, passivité, systématisation : tels sont les trois caractères fondamentaux de cette expérience. M. Delacroix essaie de caractériser l’intuition, naturellement indéfinie et indéfinissable, d’abord dans sa dépendance à l’égard du Dieu chrétien, puis dans son opposition au discours, c’est-à-dire à la pensée discursive, enfin en elle-même. Il montre qu’elle n’est pas liée nécessairement à l’anesthésie sensitive et sensorielle et à l’inhibition intellectuelle, comme on l’a soutenu, mais que dans l’état définitif de la conscience mystique ou état théopathique, elle est combinée avec la vie mentale ordinaire et une vue claire du monde. Bref l’intuition mystique ne semble pas être d’une autre essence que l’intuition esthétique ou l’intuition intellectuelle : il n’y a entre ces diverses formes qu’une différence de degré et de contenu.

M. Delacroix a fait un sincère effort pour « respecter l’intégralité du fait », et pour rendre pleine justice à « ses sujets ». Par réaction nécessaire et opportune contre certaine tendance psychologique en France, il a voulu insister sur tout ce que le grand mysticisme chrétien renferme de sain, de logique, de créateur. Il nous semble résulter de là deux conséquences assez imprévues. D’un côté, le théologien éclairé et libéral n’aura pas de peine à tirer de ce livre impartial des conclusions favorables à sa foi, comme déjà il a pu le faire de L’expérience religieuse de W. James. Et par contre le pur psychologue empirique se demandera si le souci de dégager « l’essence » de la chose n’a pas conduit l’auteur à tracer une ligne de séparation trop nette entre les mystiques dits de premier ordre et ceux de deuxième ou de troisième ordre ; il pourra soutenir que M. Delacroix, en restreignant de parti pris l’emploi de la méthode physiologique et comparée, relègue dans l’ombre quelques-uns des points décisifs de la question.

Mais si le livre de M. Delacroix ne peut dispenser de toutes les recherches antérieures et divergentes, il vient sans aucun doute les compléter très heureusement. Nous souhaitons qu’il soit suivi de nouvelles études de psychologie religieuse, aussi approfondies et désintéressées ; et l’on trouvera peut-être en fin de compte qu’elles sont d’un profit aussi réel pour la foi libre que pour la pensée philosophique, lorsqu’elles ne se préoccupent de rien d’autre que de la vérité.

Croyance religieuse et croyance intellectuelle, par Ossip-Lourié. 1 vol.