Page:Revue de métaphysique et de morale, supplément 5, 1913.djvu/17

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17 mol scepticisme du maître devient plus nettement, chez le disciple, un instrument ̃de défense contre la sottise, la superstition et le pédantisme. C’est un scepticisme négatif; il consiste à douter de la philosophie du passé, de la méthode qu’elle a employée, beaucoup plus qu’à mettre en question la valeur de l’esprit humain. En réalité les règles que formule Charron pour la direction de la pensée définissent, en gros, l’esprit scientifique tel que nous le concevons actuellement. Envisagées de ce point de vue, ses règles de sagesse, malgré leurs formules lourdes et gauches, prennent une signification de haute portée. Elles anticipent sur l’idéal que Bacon et Descartes vont admirablementexprimer. Au reste, Charron nous apporte dans son ouvrage principal autre chose qu’une méthode; il contribue encore à fonder une morale, indépendante de la religion, morale d’inspiration naturaliste d’ailleurs, sorte de stoïcisme largement éclectique et dont on se demande souvent s’il n’aboutit pas, en fait, à un égoïsme tout épicurien. Du sage ainsi conçu, la religion se réduit presque à la « piété », c’està-dire au culte, étant bien entendu que le culte intérieur l’emporte de beaucoup sur le culte extérieur. Charron tend nettement au déisme et lui prépare la voie; la Sagesse ne le professe pas, mais elle en a manifestement l’esprit. En fait, lorsque nous en étudions l’influence (111° partie, c. xvi-xxi), nous la voyons bien reçue des libertins et des déistes, admirée par des esprits, sinon athées, du moins fort suspects au point de vue catholique, tels que Guy Patin, Naudé et Gassend. 11 eut la chance de trouver en Garasse un adversaire aussi maladroit que forcené, mais la renaissance catholique du xvn" siècle considère sans aucune sympathie l’œuvre de Charron. Elle retrouve quelque honneur au xvuie siécle, où les rééditions en sont fréquentes peut-être même a-t-elle exercé, au point de vue pédagogique, une influence appréciable sur Rousseau. Au total, Charron a mis en circulation un nombre considérable d’idées. Si quelquesunes ont nui parfois au sentiment religieux, d’autres ont contribué au progrès de l’esprit scientifique, et surtout ont répandu une conception très élevée de l’existence et de la dignité humaines. Les Idées Religieuses de J.-L. Guez de Balzac, par J.-B. Sabrié, 1 vol. in-8 de 210, p., Paris, Alcan, 1913. On borne généralement à des services littéraires le mérite de Balzac; on en parle volontiers comme s’il n’avait été que le « professeur de rhétorique de la prose française. L’auteur du présent ouvrage estime qu’il y a aussi des idées chez Balzac, et qu’entre ces idées toutes celles.. qui se rapportent à la religion présentent un intérêt particulier. Les idées littéraires mises à part, elles sont les plus vivantes, les plus sincères, parmi celles qu’il a exprimées; c’est en elles enfin qu’on trouve le meilleur de son oeuvre et qu’on voit revivre le mieux l’esprit du grand siècle. Concernant la foi de Balzac, l’auteur estime qu’il eut des convictions sincères, dont quelques chicanes avec Garasse et dom Goulu n’autorisent nullement à suspecter la solidité (c. i). La piété du célèbre écrivain ne semble pas avoir été très vive dans sa jeunesse; mais la solitude devait mûrir peu à peu son âme et développer en lui progressivement, sous l’influence de la réflexion, des déceptions d’ambition et de la souffrance physique, le sens de la religion chrétienne. Les dernières années de sa vie et sa mort accusent une piété solide et une vraie profondeur du sentiment religieux (c. h). Quant à la théologie qu’on peut extraire de ses œuvres, elle n’a rien d’une apologétique systématique; du moins met-il fortement en relief deux arguments qui seront repris avec éclat par Bossuet l’antiquité de la religion chrétienne et le rôle de la Providence dans le monde (c. m). Il tient d’ailleurs fermement pour la religion catholique contre les erreurs religieuses de son temps. Le naturalisme païen lui semble radicalement opposé à l’idéal chrétien; encore qu’influencé par les’ stoïciens, il ne perd pas de vue le péché original et la rédemption. A l’égard du protestantisme, Balzac ne veut inaugurer aucune controverse, mais il aspire au rétablissement de l’unité religieuse, et cela par attachement à la tradition religieuse et nationale. Enfin il assiste aux débuts du jansénisme, et admire les premiers jansénistes Saint-Cyran, Lemaitre, Arnauld. Mais il n’est pas janséniste; la théologie de VAugnslinus le laisse sceptique. Sa religion n’était pas assez profonde ni assez angoissée pour l’entrainer du côté de Port-Royal (c. iv). Reste le point de vue littéraire. Balzac n’a pas été sans influence sur l’éloquence religieuse; et, dans l’histoire de la chaire, il est facile d’en retrouver la trace. Les « abbés académiciens » de son temps, Godeau, par exemple, sont, à n’en pas douter, ses disciples (c. v). En résumé, il n’a pas été un penseur original ni profond, mais il a écrit le premier chef-d’œuvre en prose