Page:Revue de métaphysique et de morale - 1.djvu/106

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peut être que le vrai ; mais il en est de même, en réalité, pour le bien. La jouissance esthétique est simplement un moment de repos dans l’effort que toute création fait vers ce qui est le résultat sérieux de la vie, le vrai et le bien ; le beau n’est ni le vrai ni le bien, mais il ne serait plus d’aucun prix s’il n’était l’anticipation du vrai ou le pressentiment du bien. La beauté ne se rencontre donc que sur le chemin de la vérité ou de la moralité. Le monde ne la connaîtrait pas s’il l’avait aimée exclusivement ; car la matière du jeu est le produit du travail, et l’homme laborieux seul goûte le plaisir du repos. Faire de la beauté le but suprême des choses, ce n’est rien moins qu’en supprimer les conditions d’existence. Le dilettantisme, même au sens le meilleur, est absolue stérilité ; la doctrine de Renan aboutit à une pure négation.

Renan n’a donc pas résolu le problème qu’il s’était proposé : l’avenir de la science. Son œuvre ne contient pas même les germes d’un progrès nouveau, les éléments d’une régénération de l’esprit. Ceux de ses disciples qui, ayant accepté les principes du maître, tentent de réagir contre les conséquences fâcheuses qu’ils ont paru parfois autoriser, ne peuvent que substituer l’enthousiasme et l’action au doute et à la contemplation, sans que ce changement d’attitude prépare une affirmation positive. Car l’ardeur de la prédication, la bonne volonté pratique ne peuvent combler le vide de la spéculation. La raison dernière de cette impuissance, c’est que Renan s’est en général contenté de traiter les questions telles qu’elles se posaient avant lui : il a pu changer le sens de l’alternative, il en a gardé les termes. Par exemple, au lieu de répéter : Dieu crée le monde, il a dit : le monde crée Dieu ; l’ordre des facteurs est interverti, la notion des facteurs eux-mêmes n’est nullement modifiée. Cette façon de penser ne peut se justifier que dans l’hypothèse par laquelle Renan figure la marche de l’esprit humain, c’est-à-dire dans l’hypothèse d’une synthèse finale, réunissant tous les éléments du syncrétisme primitif, que l’analyse avait un moment séparés. Cette hypothèse repose à son tour sur ce postulat que tout ce qui existe dans l’univers, par là même que cela existe, est également susceptible d’être compris, que le rôle de l’intelligence se borne à l’organisation de la matière fournie par la réalité. Or ce postulat, fondement de l’optimisme scientifique que notre siècle a hérité des précédents et qui est devenu pour lui une véritable foi, est indémontrable, parce qu’il est contradictoire en soi. Vérité signifie intelligibilité, et non réalité. Le véritable progrès de la pensée, c’est donc une analyse de plus en plus profonde qui dégage, par la réflexion sur les lois de notre activité intellectuelle, la condition de l’intelligibilité, et juge le réel à la mesure de cette intelligibilité. Peut-être qu’à la suite de cette analyse, certains éléments contenus dans les synthèses antérieures se trouveront abandonnés, à la fois niés dans la spéculation et éliminés dans la pratique, car il peut se faire que la vérité finale ne soit ni aussi riche ni aussi vaste que la réalité première, comme il peut se faire que la moralité soit non pas épanouissement de l’être, mais abstinence de vie, que le sentiment religieux soit non pas expansion des forces universelles, mais détachement du monde. Peu importe. Ce qui importe, étant seul efficace et fécond, c’est de découvrir le point de vue supérieur,