mières armes et sa seule campagne, et reçut en récompense de sa belle conduite une médaille d’argent avec le ruban de Saint-André et une médaille de bronze avec le ruban de Saint-Georges. Ces curieux détails, je regrette aujourd’hui de les avoir ignorés quand je l’ai connu. Jamais, dans nos entretiens ou dans ses lettres, il n’a fait aucune allusion à cet épisode de sa vie, au siège qui a fourni à son compatriote Tolstoï de si émouvants souvenirs. Mais il avait rapporté de cette unique expérience une profonde aversion pour la guerre et il se retira du service ; il donna, à peine nommé, sa démission d’officier.
Il serait malaisé de dire depuis quand s’était formé son penchant pour la philosophie. Comme la plupart des jeunes Russes bien élevés, il savait plusieurs langues et le français, en particulier, qu’il avait très vite appris. Il avait beaucoup lu, d’abord sous la direction de ses maîtres, un peu au hasard ensuite. Un jour, la traduction française de la Critique de la Raison pure lui était tombée entre les mains : ce livre, malgré les incorrections et les négligences de notre vieux Tissot, l’avait beaucoup frappé. Il avait déjà lu Descartes avec passion. Il aimait Voltaire comme on l’aimait dans son pays. Mais David Hume et Stuart Mill devinrent dans la suite ses auteurs favoris à cause de leur clarté et de leur parfaite bonne foi, tandis que les Allemands, de Leibniz à Schopenhauer, lui semblaient disposés à ne prendre et à ne donner pour la vérité que leurs imaginations souvent embrouillées.
Son amour de la philosophie n’était pas seulement un amour platonique. Rentré dans ses domaines en 1856, son premier soin fut d’affranchir, au grand mécontentement des propriétaires voisins, tous ses serfs, et de leur accorder, avec la liberté, assez de terre à chacun pour vivre. Il se rendit ensuite en Allemagne, où il visita diverses universités et suivit plusieurs cours. Il fit aussi quelques voyages à Paris, à Londres, et revint en Russie pour recevoir le dernier soupir de sa mère. N’ayant plus alors d’autres proches parents qu’une sœur adoptive avec qui il entretint toute sa vie une affectueuse correspondance, il vendit toutes ses terres bien au-dessous de leur valeur, il abandonna même à de jeunes cousins la plus grande partie de ce qui lui restait de sa fortune, et il quitta définitivement la Russie, en 1862, pour se fixer en Allemagne et s’adonner tout entier à l’étude de la philosophie.
Comment nous nous sommes connus plus de vingt ans après, il