avait gâté une bonne partie de sa vie en le condamnant à vivre dans la solitude.
Il était né le dernier de cinq enfants, qui, malgré la bonne constitution de leurs parents — encore un problème d’hérédité, — furent tous débiles et maladifs presque dès leur enfance. Sa sœur Charitis mourut à l’âge de vingt et un ans. Ses trois frères sont morts avant lui. Il avait été, comme eux, baptisé selon les rites de la confession grecque orthodoxe, qui était la religion de sa mère, tandis que son père était luthérien. Celui-ci, qui aimait à chercher dans le vieux calendrier grec les noms de baptême de ses enfants et les choisissait, dirait-on, pour leur bizarrerie même, imposa au futur philosophe le prénom d’African.
Des premières années de Spir, passées dans les terres du gouvernement de Kherson, dans la société que j’ai indiquée, il y aurait, si je voulais suivre jusqu’aux détails les notes toutes pénétrées d’affection dont je me sers, beaucoup à dire. Elles furent, comme il arrive pour la plupart d’entre nous, les plus heureuses de sa vie. Tout le transportait, et bien qu’il soit aisé de se figurer de plus beaux paysages que ceux des steppes de la Russie méridionale, l’austérité de ces vastes horizons l’avait ému, et l’aspect changeant, là comme partout, du ciel, et, par lui, des champs, l’avait enchanté plus qu’il n’est ordinaire à cet âge. Le philosophe qui devait un jour surprendre et dénoncer les prestiges de la nature, en avait ainsi, plus que personne peut-être, subi le charme dans son enfance, et toute sa vie encore il en aima, sans être la dupe de « la grande artiste », comme il l’appelait, les mirages et les séductions.
Au collège où il fut mis, suivant la mode des familles nobles de ne pas élever elles-mêmes leurs enfants, ses progrès rapides, ses lectures, sa réflexion déjà mûrie, ne le préservèrent pas d’une crise religieuse qu’il traversa vers l’âge de quatorze ou quinze ans. Elle n’en fut peut-être que plus violente, et ce ne fut pas trop de toute l’autorité paternelle pour l’empêcher de se faire moine. Il resta toujours profondément religieux, mais au sens le plus élevé du mot, et le progrès même de ses idées sur la religion était, je suppose, ce qui devait un jour l’empêcher de voir autre chose dans la pratique d’un culte déterminé qu’une des formes de la politesse. Au sortir du collège, après la mort de son père, il entra à l’École des aspirants de marine à Nikolaïev. Envoyé de là à Sébastopol dont le siège venait de commencer, il y fit bravement, de dix-sept à dix-huit ans, ses pre-