Page:Revue de métaphysique et de morale - 1.djvu/626

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pose d’abord le problème de savoir comment, après avoir affirmé que « nous ne pouvons nous représenter aucune expérience sans le principe de causalité », Kant peut néanmoins nous demander de « croire — ce serait bien un acte de foi — que la matière expérimentale a pu exister indépendamment du principe. Ainsi cette matière expérimentale devrait être admise bien qu’inconcevable : cela semble bien difficile. » Et bientôt après il ajoute : « Nous pouvons dire, sans doute, que c’est l’esprit qui impose l’unité à certaines séries de phénomènes ; mais pourquoi ne pas admettre que cette unité se trouvait aussi dans les phénomènes ? Et ce qui prouve qu’il en est ainsi, c’est que, tandis que certaines successions de phénomènes sont reliées entre elles par le lien causal, d’autres au contraire ne le sont pas. D’où vient cette différence ? Elle ne peut venir de l’esprit qui ne change pas, il faut donc qu’elle vienne de la matière extérieure proposée à la connaissance. » — Objections peut-être contradictoires ; car si, dans la nature, « certaines successions sont reliées par le lien causal, tandis que d’autres ne le sont pas », s’il y a ordre et désordre, nécessité et contingence à la fois, n’est-ce pas, en dernière analyse, que l’univers physique est résoluble en deux éléments hétérogènes : lois posées par la réflexion, — et « matière extérieure proposée à la connaissance » (nous reprenons l’expression même de M. Fonsegrive), donnée empirique dans laquelle la réflexion scientifique découvre indéfiniment de nouvelles relations, mais qui, cependant, ne se laisse jamais représenter comme un pur système de relations ? — Ce système de relations, cette « vérité objective », condition de la science, et admission commune du positiviste et du métaphysicien, peut-on, dès lors, les concevoir comme résidant dans une pensée en acte, dans un esprit divin ? Il faut donc admettre ou que cette pensée se suffit à elle-même, et que le monde est une géométrie divine, au sens spinoziste (mais telle ne semble pas être la conception de M. Fonsegrive), — ou que cette pensée implique une matière, une réalité partiellement indépendante, dont ces lois abstraites sont affirmées, comme les attributs le sont d’un sujet logique : mais alors on ne peut plus concevoir ce rapport de la pensée à son objet comme un rapport de cause à effet, si l’idée de causalité n’est elle-même qu’une des formes que prend cette opposition entre la forme et la matière de notre connaissance, et l’analyse critique de la perception nous met en présence moins de deux êtres que de deux conditions, dont nous savons qu’elles sont nécessaires, et cependant irréductibles l’une à l’autre. Or la différence n’est pas médiocre, et ce n’est pas du tout la même chose de concevoir, avec M. Fonsegrive, après Aristote et les scolastiques, que la fonction du philosophe consiste à classer des réalités données, sinon dans l’espace sensible, comme le fait le matérialisme vulgaire, du moins dans une sorte d’espace logique, par rapport à une réalité dernière, qui est Dieu, — ou par l’action réciproque de deux éléments métaphysiques, qui ont été montrés nécessaires, de déduire les différents aspects de l’univers comme des moments, également nécessaires, de la pensée.

Élie Halévy.