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la géométrie, que ces « êtres intelligents » concevraient un monde tout différent de celui qui leur est donné. Singulière expérience que celle qui, au lieu d’expliquer la conformité de la pensée avec les faits, engendrerai des idées radicalement opposées à la réalité ! Un tel désaccord ne s’explique que par « l’intelligence » que M. Poincaré prête à ses animaux imaginaires, c’est-à-dire précisément par la définition a priori de l’égalité ; et rien ne montre mieux, au contraire, la part de la raison dans la formation des idées géométriques, et en général dans la perception. Si un espace fini et non identique peut être perçu comme identique et infini, c’est qu’apparemment les postulats comme celui de l’uniformité de l’espace ne peuvent être imposés ou démentis par aucune expérience, parce que l’expérience n’est possible qu’en vertu des formes a priori de l’entendement et de la sensibilité. Il ne faut donc pas supposer un espace réel sur lequel se modèlerait en quelque sorte notre espace idéal, car cette hypothèse est à la fois inutile et absurde ; et il est évident, d’après tout ce qui précède, que nous ne constatons pas l’espace ; nous le créons. Ce n’est pas parce que l’espace réel serait sensiblement uniforme que nous avons acquis la notion de l’invariabilité des formes ; c’est au contraire parce que nous posons a priori l’identité des figures géométriques que nous sommes obligés de penser un espace uniforme.

Comment se fait-il, maintenant, que parmi tous les espaces identiques à trois dimensions, nous ayons choisi l’espace euclidien de préférence aux espaces de Riemann et de Lowatchewski ? C’est parce que nous admettons la possibilité de la similitude, qui se traduit, nous l’avons vu, en géométrie par le postulat des parallèles[1], et en analyse par le principe de l’homogénéité (I, § xiii). Est-ce à dire que ce soit pour avoir constaté de tout temps la possibilité d’agrandir ou de réduire les figures que nous nous sommes habitués à considérer la similitude comme nécessaire, et qu’elle est devenue une exigence de notre esprit ? Mais il est clair que l’homogénéité de l’espace ne peut pas plus être constatée par expérience que son uniformité ; l’idée de similitude est donc affirmée a priori comme celle d’égalité géométrique. Si notre espace est homogène, c’est parce qu’il répugne à la raison que la forme des figures dépende de leur grandeur ou de l’unité de mesure, et que l’espace ait des dimensions absolues. Le vrai nom du postulat de la similitude est : principe de relativité de l’espace. Ce principe et celui de l’identité géométrique suffisent à caractériser l’espace euclidien ; réunis, ils en constituent la définition : L’espace euclidien est, parmi les espaces à trois dimensions qui admettent le déplacement d’une figure invariable, le seul qui admette des figures semblables. Ainsi la géométrie repose tout entière sur les définitions, tant de l’espace que des figures particulières, qui lui fournissent sa matière, et sur les axiomes analytiques, qui lui donnent sa forme.

On comprend à présent la conclusion paradoxale de M. Poincaré : « Une géométrie ne peut pas être plus vraie qu’une autre ; elle peut seulement

  1. Cf. Cournot, Essai sur les fondements de nos connaissances, t. II, p. 55, note ; et M. Paul Tannery, ap. Revue philosophique, t. II, p. 441, note 3.