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revue de métaphysique et de morale.

suppose, qui ne puisse être ramené à des idées parfaitement claires, enchaînées selon les règles que nous suivons dans la géométrie ; et, si un grain de blé est perdu pour vous dans un sac d’orge, il n’en est pas moins un grain de blé. Mais il n’est pas toujours utile, Ariste, de répondre au sentiment au moment même où il nous interroge, de même que c’est avant ou aprés la colère qu’il faut parler aux hommes. Pendant ces quelques années qui se sont écoulées depuis notre dernier entretien, vous avez, je le devine, essayé de vivre et de penser de l’autre côté de la porte. Vous avez voyagé. Vous avez observé une foule d’hommes, dont les uns étaient riches et puissants, les autres pauvres et faibles ; vous avez entendu des cris de toute sorte, et sans doute vous avez poussé vous aussi quelques cris, car vous êtes homme. Vous avez aussi écouté des discours et fait des discours. Vous avez entendu des plaintes, vous avez voulu consoler ceux qui se plaignaient, et vous y êtes arrivé par toutes sortes de moyens, comme il arrive qu’un médecin prudent laisse là ses remèdes et soigne l’hépatique par l’huile, selon le conseil d’Hippocrate. Vous avez vu des injustices, et vous vous êtes irrité ; vous avez vu de nobles actions, et vous les avez admirées, sans cesse partagé entre la confiance et le désespoir, voulant serrer toutes les mains tendues, et n’en pouvant garder aucune. Vous avez aimé vos adversaires et détesté vos amis ; vous avez aimé et maudit tour à tour jusqu’aux choses mêmes, admirant qu’elles soient au même moment si belles et si terribles. Tous ces souvenirs, vous me les apportez ici Ariste, comme un paquet d’herbes sauvages et de branches odorantes entre vos bras. Je connais moi aussi, le parfum des forêts. Nous nous y promènerons quelque jour sans doute. En ce moment laissez-moi pousser au dehors toutes ces choses mêlées et brisées. Laissons même notre fenêtre fermée ; elle donne sur la ville, sur la forêt et sur la mer ; nous l’ouvrirons quand il faudra. Ne disons-nous pas que penser est une chose, et que sentir est une autre chose ?

Ariste. — Nous le disons.

Eudoxe. — Et qu’il y a des règles de la pensée ?

Ariste. — Nous le disons aussi.

Eudoxe. — Et que l’on peut apprendre à penser ?

Ariste. — Comment le nier ?

Eudoxe. — Ne disons-nous pas aussi que sentir est un fait ?

Ariste. — Disons-le.