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Page:Revue de métaphysique et de morale - 11.djvu/333

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CRITON. — 6° dialogue philosophique entre eudoxe et ariste.

Eudoxe. — Un fait qui est objet pour la pensée, et nullement œuvre de la pensée ?

Ariste. — Je ne sais si nous pourrons aller jusqu’à dire cela, car pour certains sentiments, il semble qu’ils sont autant l’œuvre de raisonnements vrais ou faux que sont nos affirmations les plus abstraites.

Eudoxe. — Il est alors sans doute utile, Ariste, que nous considérions, dans le sentir, le sentir même, à l’état de pureté, si toutefois nous le rencontrons quelque part,

Ariste. — Il me semble que nous le trouverons plutôt à l’état de pureté dans les sensations que dans les sentiments.

Eudoxe. — Laissant donc aller les sentiments, voulons-nous considérer la sensation et la comparer à la pensée ?

Ariste. — Je le veux, pour ma part, Eudoxe.

Eudoxe. — Eh bien donc, nous dirons qu’une couleur est une sensation, qu’une lumière douce ou vive est une sensation, qu’un son sifflant ou strident, grave ou aigu, est une sensation ?

Ariste. — Comment dire autrement ?

Eudoxe. — Et, des sensations de ce genre, nous dirons qu’elles sont tout à fait autre chose que des pensées ?

Ariste. — Pour ma part je le dirai sans crainte, Eudoxe ; et si quelque chose m’a paru être accordé en commun par tous ceux du moins qui estiment que la pensée est quelque chose, c’est bien cela.

Eudoxe. — Les hommes se trompent souvent d’un commun accord, et je ne m’en étonne pas, quand je considère au milieu de quel tumulte, et poussés par quels intérêts, ils discutent de ces choses, occupés seulement, comme on dit, de trouver une cheville pour chaque trou. Vous croyez donc, mon cher Ariste, que penser et avoir une sensation sont choses différentes absolument ?

Ariste. — Oui, et je ne le crois pas seulement pour l’avoir entendu dire ; je le conçois très clairement. Par exemple, penser la couleur, c’est définir de certaines vibrations, raisonner et mesurer en partant de ces définitions, et enfin composer un discours bien fait sur la couleur ; ce n’est jamais à aucun degré sentir la couleur, et ce ne le sera jamais. Inversement, sentir la couleur ne suppose nullement de telles pensées et de tels discours, et le plus ignorant, s’il a des yeux, l’emporte ici sur le plus savant, si le plus savant est aveugle.

Eudoxe. — Il m’apparaît, Ariste, que le sujet sur lequel nous