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revue de métaphysique et de morale.

Ariste. — Que voulez-vous dire, Eudoxe ? Au Dieu calculateur il est réservé de voir les nombres devenir mondes.

Eudoxe. — Eh quoi, Ariste, si une sirène tournait d’abord doucement, ne commenceriez-vous pas par compter des bruits réguliers, et si deux sirènes tournaient d’abord doucement avec des vitesses régulièrement différentes, ne commenceriez-vous pas par compter des bruits plus intenses, séparés toujours par un même nombre de bruits plus faibles ?

Ariste. — Oui.

Eudoxe. — Et, si la vitesse augmentait peu à peu, ne passeriez- vous pas peu à peu et par degrés insensibles de cette connaissance par numération à une connaissance par sensation ? Et ne voyez-vous pas que cette sensation serait plus ou moins aisée à sentir comme agréable selon que les nombres que vous auriez d’abord comptés entre deux coïncidences seraient faciles ou difficiles à reconnaître, et qu’il en serait de même avec trois sirènes, et qu’en un mot je compose ainsi, dans votre conscience, une sensation avec des pensées ?

Ariste. — Je vous accorderai que les sons musicaux ont une parenté étrange avec l’intelligence.

Eudoxe. — Je puis vous faire voir quelque chose de plus étonnant encore depuis que j’ai réfléchi à une roue dentée au moyen de laquelle l’horloger qui habite dans ma rue a fait un transparent. Vous savez comment il s’y prend. Il fait passer les dents de la roue devant une petite fenêtre. Si la roue tourne lentement, je compte aisément les dents qui passent ; si elles tournent de plus en plus vite, je viens peu à peu à percevoir une surface transparente, qui laisse voir les objets en absorbant beaucoup de leur lumière. Vous comprenez déjà ce que je vais vous dire.

Ariste. — Je le comprends, et je vous arrête. Il y a là un effet physique résultant de la persistance des impressions sur la rétine.

Eudoxe. — Il importe peu que la cause de ce que vous éprouvez soit telle ou telle. Il n’en est pas moins vrai que je transforme ici encore dans votre conscience la perception des dents de la roue en une certaine modification des sensations lumineuses. Et j’ajoute qu’il n’y a point là un effet physique ; il est impossible que, quelle que soit la vitesse de la roue, ma rétine ne reçoive aucune impression d’ombre, si je puis dire, à chaque dent qui passe, et cette impression n’est pas plus perdue dans les autres qu’un grain de blé n’est perdu