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CRITON. — 6° dialogue philosophique entre eudoxe et ariste.

dans un sac d’orge ou le tic tac de ma montre dans l’air de cette salle. Ce que je remarque, c’est que, tant que je distingue et que je compte les dents de la roue, je dis que je les perçois et que je les pense ; que, lorsque ces événements successifs m’échappent par leur rapidité, je dis que je sens une certaine transparence, et qu’enfin le sentir sort ici insensiblement du penser, sans que vous puissiez dire à quel moment vous cessez de penser et commencez de sentir. Aussi je me représente, Ariste, qu’entre l’idée vraie de tel rouge, à supposer que le physicien l’ait réellement formée, et la sensation du rouge, il y a le même rapport qu’entre la roue dentée de mon horloger, quand elle tourne lentement, et le transparent qu’elle forme lorsqu’elle tourne vite.

Ariste. — Je ne puis répondre à cela qu’une chose, mon cher Eudoxe, c’est que nous avons pris ici pour des sensations des perceptions confuses ; et il faudra pourtant bien quelque sensation initiale, qui soit autre chose qu’une pensée confuse. Car enfin, lorsque la roue de notre horloger tourne lentement, vous ne faites pas que penser à des mouvements ; vous êtes averti de ces mouvements par des sensations de lumière plus ou moins intenses ; et il faut bien que vous éprouviez ces sensations avant de les penser, c’est-à-dire avant de vous représenter par elles des positions et des mouvements.

Eudoxe. — Il me suffit, Ariste, que vous accordiez qu’une connaissance confuse de positions et de mouvements puisse ressembler pour vous à ce que vous appelez une qualité sensible d’un objet. Car vous ne pouvez plus dire que compter des changements et sentir une lumière adoucie soient nécessairement deux choses différentes pour vous, puisque vous passez insensiblement de l’une à l’autre. Et vous ne direz pas non plus que la perception de changements successifs ne saurait donner cette impression de lumière adoucie, puisqu’elle la donne. Qu’il y ait maintenant un autre sentir, qui ne soit encore ni plaisir ni douleur et qui, à vrai dire, ne soit rien pour personne, vous pouvez toujours le dire, et même vous devrez le dire, si vous voulez correctement achever tout discours sur la perception ; mais ce n’est pas à vous, Ariste, ni à Théodore, qu’il est nécessaire de rappeler que ce qui est la loi d’un discours bien fait n’est pas nécessairement la loi du monde.

Criton.