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Page:Revue de métaphysique et de morale - 14.djvu/247

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L. COUTURAT.Pour la Logistique.

revendiqué contre elle les droits imprescriptibles du génie : comment la mathématique pourrait-elle évoluer et progresser sans cesse, si elle est à jamais condamnée à reposer sur un petit nombre de principes et île « constantes logiques » ? M. Poincaré n’emploie pas cet argument, et laisse de côté la question de l’invention : mais on voit bien que la théorie des « constantes logiques » lui inspire une répugnance instinctive, et que toute tentative pour cataloguer les notions premières et les principes des mathématiques lui parait une prétention insupportable, un attentat à la « liberté » du savant. C’est pour cela qu’il oppose à la raison logique et démonstrative le « sûr instinct » de l’inventeur et la « géométrie plus profonde » qui le guide (p. 817) : et ce genre de considérations est fort à la mode : il est de bon ton, aujourd’hui, d’opposer à la logique formelle, qu’on qualifie dédaigneusement de « dialectique », « abstraite » et « verbale », la « logique de la nature et de la vie ».

Il y a là une confusion qu’il importe de dissiper. Opposer à la logique le fait psychologique de l’invention, c’est commettre la plus grossière ignoratio elenchi. La logique n’a ni à inspirer l’invention, ni à l’expliquer : elle se contente de la contrôler et de la vérifier, au sens propre du mot (rendre vrai). Reproche-t-on à la métrique de ne pas donner le génie poétique, ou à la science de l’harmonie de ne pas conférer le génie musical ? Et conclut-on de là que les règles de l’une et de l’autre n’ont aucune valeur et aucune utilité ? Quant à la théorie des « constantes logiques », on ne restreint pas plus la liberté du mathématicien inventeur, en formulant les principes et les notions premières sur lesquels repose toute sa science, qu’on ne restreint la liberté du musicien, du peintre et du poète en leur disant : « Vous ne ferez jamais que combiner, toi, les sept notes de la gamme avec leurs accidents ; toi, les sept couleurs du spectre ; et toi, les 25 lettres de l’alphabet. » Voilà exactement dans quelle mesure la Logistique entrave l’invention et coupe les ailes au génie. Qu’on cesse donc de jeter l’invention à la tête des logiciens, comme si l’invention pouvait être contraire à la logique. D’ailleurs, ce « sûr instinct » et cette « géométrie plus profonde » qui guident l’inventeur ne sont qu’une forme inconsciente de la raison logique, et procèdent suivant les mêmes lois. La raison qui invente est conforme, et au fond identique, à la raison qui démontre, sans quoi celle-ci ne pourrait pas vérifier les trouvailles de celle-là ; et ces trouvailles ne sont des inventions, c’est-à-dire ne sont vraies, qu’à cette condition. C’est