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le Commentaire philosophique et son supplément (1686-87). M. Delvolvé analyse ces ouvrages : il y montre Bayle s’affirmant de plus en plus comme un penseur affranchi des dogmes étroits du protestantisme, en rapports directs avec des catholiques éminents, comme Malebranche ; ainsi s’annonce le conflit qui éclatera bientôt entre Bayle et les protestants dogmatiques comme Jurieu. « En combattant l’intolérance catholique par des raisons philosophiques, il découvre l’intolérance protestante ; en déniant les droits absolus de la vérité catholique, il ébranle le fondement de toute vérité religieuse. En face de la critique et de la morale rationnelles, les deux religions sont solidaires » (p. 83).

Une troisième section dégage de tous ces écrits leur contenu philosophique à l’époque du Commentaire. M. Delvolvé se refuse à voir en Bayle un sceptique : « En réalité, si l’on veut désigner Bayle par un nom qui caractérise réellement la forme de sa pensée il faut renoncer au terme ambigu et suranné de sceptique. Bayle est un critique au sens moderne du mot » (p. 86). Bayle constate l’incertitude des opinions humaines, que nous n’admettons la plupart du temps que sur la foi de l’autorité ; mais la raison peut se dégager de la coutume, elle peut se poser en tribunal indépendant. Bayle admet le critérium cartésien de l’évidence ; mais l’évidence n’est pas forcément absolue : il y a une évidence absolue et une évidence relative (p. 89). Les vérités absolument évidentes sur les propriétés des nombres, les premiers principes de la métaphysique (axiomes conçus à la façon cartésienne), les démonstrations de géométrie. Les vérités contingentes sont les vérités historiques : l’esprit de parti se mêle inévitablement aux rapports historiques ; l’historien est difficilement impartial ; on n’atteint la vérité en histoire qu’à force de critique (p. 94 sqq). Voilà pour la doctrine théorique de Bayle. Sa doctrine pratique s’inspire de principes analogues. Il se défie des spéculations métaphysiques en morale : il sépare absolument la théorie de la pratique. Les athées sont capables de bonnes mœurs (p. 98). « L’homme ne se détermine pas à une certaine action plutôt qu’à une autre par les connaissances générales de ce qu’il doit faire, mais par le jugement particulier qu’il porte de chaque chose lorsqu’il est sur le point d’agir. (p. 99), On reconnaît là l’idée maîtresse du positivisme moral contemporain tel que M. Rauh le conçoit. Ce jugement particulier est inspiré beaucoup plus par la passion que par la raison. Cette raison même est déjà la raison pratique de Kant, absolument distincte de la raison théorique. « La raison, dans ses axiomes pratiques, est la norme immuable de la vérité morale » (p. 100). Bayle la définit de la même façon que Malebranche, comme une révélation naturelle, comme une raison universelle, une honnêteté commune. Mais ce sont les passions qui forment le fond de la nature humaine. La passion n’est pas, comme le croyaient les cartésiens, une obscure intelligence. La passion est un principe d’action original, qui coexiste avec la raison. La passion sans doute est le mal ; mais le bon ordre moral peut se réaliser par les voies du mal même (providentialisme naturel) (p. 103). C’est la passion qui pousse l’homme à créer l’homme, les filles à se marier, les familles à rester unies, les hommes à rester unis en société. La raison morale se dégage peu à peu de la passion et de l’expérience passionnelle : elle se pose alors comme universelle. La raison morale de Bayle est déjà la raison pratique de Kant (p. 109 sq.).

La quatrième section de la première partie nous fait assister à la lutte de Bayle contre Jurieu, au conflit inévitable du rationalisme baylien avec l’orthodoxie réformée.

La première section de la deuxième partie est une analyse très précise des idées de Bayle dans le Dictionnaire historique et critique (1692-97), dans la continuation des Pensées diverses (1704), dans la Réponse aux questions d’un provincial (1704-1705), dans les Entretiens de Maxime et de Thémiste (1706). Nous ne pouvons suivre M. Delvolvé dans le détail de cette étude : voir surtout la critique du spinozisme (p. 259 sq.), la critique de la théologie chrétienne (p. 266 sq.), la réfutation par Leibnitz de la critique baylienne de la Providence (p. 324 sq.).

Enfin la deuxième section de la seconde partie dégage les idées positives de Bayle. Elles constituent une véritable théorie de la nature humaine. Les idées bayliennes d’avant le Dictionnaire prennent dans le Dictionnaire une forme plus systématique. Bayle recourt à des preuves de faits, arguments des voyageurs, observations faites sur les sauvages, pour démontrer qu’il peut y avoir, hors des principes de l’orthodoxie théologique et religieuse, hors même de toute théologie, de bonnes mœurs et des morales pures. Puis, recherchant les sources positives des mœurs, il nie tout d’abord que la religion soit l’une de ces sources. En effet ni la religion chrétienne, ni les religions païennes