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F. RAVAISSON.de l’habitude.

fin dont l’idée provoquait le penchant s’en rapproche, y touche et s’y confond. À la réflexion qui parcourt et qui mesure les distances des contraires, les milieux des oppositions, une intelligence immédiate succède par degrés, où rien ne sépare le sujet et l’objet de la pensée.

Dans la réflexion et la volonté, la fin du mouvement est une idée, un idéal à accomplir, quelque chose qui doit être, qui peut être, et qui n’est pas encore. C’est une possibilité à réaliser. Mais à mesure que la fin se confond avec le mouvement, et le mouvement avec la tendance, la possibilité, l’idéal s’y réalise. L’idée devient être, l’être même et tout l’être du mouvement et de la tendance qu’elle détermine. L’habitude est de plus en plus une idée substantielle. L’intelligence obscure qui succède par l’habitude à la réflexion, cette intelligence immédiate où l’objet et le sujet sont confondus, c’est une intuition réelle, où se confondent le réel et l’idéal, l’être et la pensée.

Enfin, c’est de plus en plus hors de la sphère de la personnalité comme aussi hors de l’influence de l’organe central de la volonté, c’est dans les organes immédiats des mouvements que se forment les penchants qui font l’habitude et que s’en réalisent les idées ; et c’est de ces organes que ces penchants, ces idées deviennent de plus en plus la forme, la manière d’être, l’être même. La spontanéité du désir et de l’intuition se dissémine, en quelque sorte, en se développant, dans la multiplicité indéfinie de l’organisation.

Mais c’est par une suite de degrés imperceptibles que les penchants succèdent aux volontés. C’est aussi par une imperceptible dégradation que souvent ces penchants, nés de la coutume, se relâchent si elle vient à s’interrompre, et que les mouvements sortis du domaine de la volonté y rentrent avec le temps. Entre les deux états, la transition est insensible, la limite est partout et nulle part. La conscience se sent expirer avec la volonté, puis revivre avec elle, par une gradation et une dégradation continue ; et la conscience est la première, l’immédiate, l’unique mesure de la continuité.

Non seulement, donc, les mouvements que l’habitude soustrait graduellement à la volonté ne sortent pas par cela même de la sphère de l’intelligence pour passer sous l’empire d’un mécanisme aveugle ; mais ils ne sortent pas de la même activité intelligente où ils avaient pris naissance[1]. Une force étrangère ne vient pas les

  1. Berkeley, Siris, p. 13 : « … Puis donc que ce n’est pas du musicien lui-même que procèdent ces mouvements, il faut que ce soit de quelque autre