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ESQUISSES MORALES.

d’intelligences inférieures ? Je ne dis pas qu’un grand écrivain sera nécessairement un grand homme d’état : le génie en politique est un miracle aussi rare que le génie en littérature, en arts ou en sciences ; et il y a phénomène dans la nature du miracle quand deux génies se rencontrent dans le même cerveau. Mais l’organisation poétique, le talent littéraire ont des droits imprescriptibles qui se retrouveront dans toutes les occupations de l’esprit et de l’entendement ; et, mettant toujours à part l’exception du génie, soyez sûr qu’un poète vraiment poète serait toujours, s’il le voulait bien, le premier parmi les premiers magistrats ou administrateurs de son temps. Quoi ! celui qui est doué d’une sorte de divination ne pourrait pas… Allons donc !

Et cependant je ne pense pas qu’on doive appeler les poètes et les grands écrivains aux affaires. Sans doute, dans cet ordre de choses, qui peut le plus peut le moins, mais non pas le plus et le moins à la fois. Quelque étendues que soient leurs facultés intellectuelles, ils n’ont qu’une force humaine, et la journée pour eux n’a que vingt-quatre heures, et la vie qu’un nombre incertain de journées. Si l’art leur tient encore au cœur parmi les tracas des fonctions publiques, ils ne donneront aux affaires que ces soins distraits que donne à sa femme un mari qui a une maîtresse ; et dans les emplois comme en ménage, rien ne vaut ni ne remplace l’assiduité. Ou bien ils voudront, par conscience et par amour-propre, dominer leur nouveau travail et leurs nouveaux collègues, et alors, adieu les longs rendez-vous de la Muse, et les rêveries au bord du fleuve, et les nuits si vite passées sur quelque vieux livre, et la jeune femme que l’on suit tout un jour et qu’on ne retrouvera plus, ou qu’on ne quittera jamais, et les grands artistes dont l’amitié est si belle, et tout ce qui fait qu’on a de la joie, des larmes, de l’enthousiasme, de la folie, de l’amour, du talent enfin !… À peine alors pourra-t-on dérober quelques instans furtifs aux travaux pénibles pour les études chéries, et l’art veut une vie entière. La capacité ne vous manque pas, qu’importe