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LE VIEUX CANONNIER.

Quelques hommes se jetèrent après eux en jurant, et pour les ramener. Un boulet vint, et ne fit que toucher le front chauve du vieillard… Il tomba raide sur le dos… Et quelques soldats suisses se mirent à rire… Un si beau coup !

À l’aspect du vieil aveugle renversé, ce fut un cri d’horreur ; — puis une décharge sur la troupe, qui ne la fit pas rire, non. — L’enfant restait là, plié, et tenant toujours la main du grand-père, assourdi, pétrifié. Un homme s’élança du coin d’une rue dans la place, et saisissant Robert à bras le corps, il l’emporta, courbé sous la mitraille. — Veux-tu te sauver, lui dit-il, sacré gamin !

Un autre vint, et lui donna un pistolet. L’enfant comprit. Il était pâle, et ses dents blanches se serraient sous ses lèvres béantes.

Et quand un Parisien plus hardi s’avançait dans la place, Robert courait à côté de lui, — tirait, — criant plus haut que les blessés. — Une fois, un grenadier s’approcha de très-près, lâcha son coup, manqua son homme ; — l’enfant rampa, se releva, et l’ajustant, il vit le grand corps s’étaler à quelques pas devant lui, et le sang jaillir de la poitrine comme le jet d’une barrique percée…

Le soir, un grand bateau plein de cadavres descendait la rivière. Un enfant courait sur le quai pour le suivre ; — le bateau n’allait pourtant pas vite, trop chargé qu’il était ; et des bras pendans, des jambes cassées se lavaient dans le fleuve, baignés par l’eau qui touchait au bord de la longue barque, et rejetait sur sa trace une écume mêlée de sang.

Et quand l’enfant avait de l’avance, il s’arrêtait, s’appuyant sur le parapet, impatient de la lenteur du bateau, comme s’il devait, à la descente, tendre la main à son pauvre grand-père pour l’aider à aborder.

Le bateau s’approcha enfin de la rive, auprès du Champ-de-Mars, digne cimetière pour des soldats de la liberté ; — le drapeau noir, pavillon du navire, tombait ployé sur lui-même, car il n’y avait pas le moindre souffle dans l’air, et